Jean-Pierre ORCIER nous livre aujourd'hui un souvenir d'enfance.
Illustration JFG
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C'était à Toulon, à l'école de Claret, sur les premières pentes du Faron au temps des dernières locomotives à vapeur. Mon père, ce héros "au sourire si doux", l'était d'autant plus qu'il était le Dirlo et mon maître du Cours Moyen. Très tôt le matin, je l'accompagnais dans la classe où mille travaux réclamaient son attention vigilante comme fabriquer la fameuse encre violette, retoucher aux craies de couleur une carte de géographie sur le tableau mobile, dénicher la dictée la plus ajustée à la leçon du jour ou encore rédiger l'immuable cahier-journal...
C'était encore le moment où je pouvais l'appeler affectueusement papa et le tutoyer familièrement. Evidemment, dès que la cloche sonnait, le tablier gris de l'Egalité se devait de gommer la moindre différence et j'optais sans difficulté pour Maître ou Monsieur et un vouvoiement respectueux comme le faisaient mes petits camarades. Parmi mes nombreux souvenirs d'école, en voici un que je ne suis pas prêt d'oublier.
L'après-midi se languissait lentement dans le crissement des plumes Sergent-Major et la douce chaleur moite de trente-cinq respirations. Mes camarades et moi achevions une page de quelques mornes exercices de l'incontournable Bled national, et, dans la torpeur studieuse de la classe, seul, le maître montrait quelques signes à peine perceptibles d'agitation. Savait-il le brave homme que certains coups d’œil furtifs épiaient ses moindres faits et gestes à l’instant de tourner une page, de tremper son porte-plume dans l’encrier ou de poursuivre l’oiseau-lyre par-delà des fenêtres ? Au lieu de passer dans les rangs selon l'usage, de se pencher, çà et là, pour pointer une faute ou prodiguer à voix basse un conseil amical, mon père s'affairait devant le compendium aux battants vitrés grands ouverts, tripotait religieusement quelques fioles en verre aux inscriptions à coup sûr hermétiques et finalement en choisissait deux qu’il déposa ensuite avec d’infinies précautions sur son bureau passablement encombré. Détail inoubliable : l'une contenait de la poudre noire comme du charbon, l'autre de fines particules d’un blanc immaculé. Dès lors, un murmure étouffé s'éleva sans qu'on sache d'où, ondula entre les quatre murs de la salle et s’amplifia en une sorte de polyphonie confuse qui mua peu à peu la classe en ruche bourdonnante. Déjà, quelques coups de coude bien sentis dans les côtes du voisin et reproduits de banc en banc avaient interrompu une réflexion qui, malgré la meilleure des volontés, n'aurait certes pas éclairé l'opacité têtue de l'accord du participe passé employé avec avoir. Le maître, apparemment indifférent à cette brusque montée de fièvre, tira ensuite d'un tiroir une vieille boîte en fer qui avait un jour contenu des pastilles pour la toux, la vida prudemment sur son sous-main fatigué juste au-dessus. Trombones, pièces de monnaie, punaises, billes en terre, ferrailles diverses et enchevêtrées se répandirent entre livres et piles de cahiers dans un cliquetis métallique. De ce trésor hétéroclite, il extirpa enfin une minuscule cuillère dont l’usage restait mystérieux car l’outil ne figure guère dans la panoplie ordinaire de l’instituteur. Infailliblement, tous ces indices insolites sonnèrent l'alerte immédiate parmi les écoliers aux avant-postes, un signal, il faut le dire, sans faute assourdi pour ne pas choper quelques verbes à conjuguer en supplément. Aussitôt, du premier rang proche de l'estrade magistrale, des têtes tournées vers le fond de la classe grimacèrent des sons presque inaudibles mais tout aussi claironnants qu'une sirène annonciatrice d'évènements extraordinaires.
- « On va faire une espérience ! On va faire une espérience ! »
Il est des circonstances où les exercices les plus ennuyeux et sans fin s'achèvent en un tour de main, où les écoliers les plus alanguis dans leur apprentissage monotone ajoutent des ailes à leur écriture et se retrouvent, bras croisés, cahiers impeccablement alignés, plumiers fermés, avides de découverte scientifique. Le titre de la leçon de choses devait être « la combustion » ou quelque chose dans ce goût-là et mon père, à moitié surpris par notre promptitude à achever nos exercices d'orthographe quotidienne, devait ressentir une joie toute pédagogique à l'idée du bon coup qu'il allait exécuter sous nos yeux ébahis. Il commença par une série de questions puériles, à la portée de tous, propres à accroître une certaine impatience, puis, sans doute satisfait par l'exactitude des réponses, exhiba de sa poche une grosse boîte d'allumettes de ménage ainsi qu'un tronçon de bougie que je reconnus pour avoir servi à la maison lors du dernier gros orage. Les allumettes, sûrement à cause de l'interdiction d'y toucher, exerçaient sur nos imaginations enfantines une véritable fascination ; aussi pas question de perdre une seule miette du numéro qui se préparait. La chandelle flambait à présent et le maître la fixa parfaitement à la verticale après avoir récupéré quelques gouttes de cire liquide dans une soucoupe de la cantine. Il versa ensuite une once de poudre de chacune des fioles énigmatiques dans une boîte usagée de réglisse Zan, mélangea le tout à la petite cuillère puis, à l'aide d'un trépied bricolé, chauffa cette préparation à la flamme. Enfin, vivement, il frotta une allumette et la plaça au-dessus de cette installation rudimentaire. A cet instant crucial, la classe au complet sentit bien qu'il en jaillirait un phénomène miraculeux quand, brusquement, le maître, plutôt laconique jusque-là, annonça fièrement:
- « De l'oxygène se dégage ! Regardez la flamme ! Que fait-elle ? Comment est-elle ? »
Un oh d'émerveillement général servit d’unique réponse.
- « Maintenant, ouvrez vos yeux ! Observez mes gestes à la loupe ! »
Alors, contrairement à notre attente, mon père, d'un souffle léger, éteignit la belle flamme claire. Instantanément, celle-ci réapparut à l'extrémité rougie de l'allumette et se mit derechef à danser comme par enchantement. Ravi par le spectacle de nos têtes médusées, fier de sa manipulation machiavélique, regardant par-dessus ses lunettes d’hypermétrope, le maître au pouvoir hypnotique interrompit alors sa fabuleuse démonstration et ajouta dans un sourire :
- « C'est ça, l'oxygène ! »
Joignant le geste à la parole, en pédagogue chevronné, il s’empressa d’inscrire le mot magique sur le tableau noir du savoir. Bien entendu, l'effet fut grandiose et nous laissa sans voix, au paroxysme de l'incrédulité et de l'étonnement. Ce n'était plus le maître en face de nous, mais Mandrake en chair et en os, le célèbre magicien de nos bandes dessinées favorites, sans sa cape ni son haut-de-forme.
L'Oxygène ! Invisible et sans odeur ! L'Oxygène, c'était le gaz, si compliqué à écrire sans fautes, qui remplissait nos poitrines en de longues inspirations, seulement pendant la leçon sur la respiration ! Lui encore qui permettait à l'étincelle du silex préhistorique d'effrayer la bête aux dents de sabre pourtant prête à bondir à la porte de la classe ! Lui enfin qui, face au méchant bleu du gaz carbonique, colorait de rouge la moitié de l'écorché, enchanté de montrer sa circulation sanguine au grand jour d'une page de notre livre de Leçon de Choses. Et mon père qui fabriquait l'Oxygène avec des babioles ! Il eut beau parler, ce hussard de la République, de combinaison, de réaction chimique, d'évoquer un certain Lavoisier, d'affirmer que rien ne se créait, ne se perdait et que tout se transformait, que sais-je encore ? Cela ne changea rien à notre première impression. Quant à moi, comme le fils d'un célèbre chasseur de bartavelles, dans le sanctuaire de l'Ecole Publique, au pied de la double estrade solennelle, je regardais s'illuminer la gloire de mon père.
Il me faudra encore de nombreuses années avant d'entrevoir, dans cette expérience mémorable, le bien et le mal mêlés dans un creuset universel, sous la flamme de l'amour, donnant la vie à l'esprit, à l'esprit de l'homme, dans la main de Dieu.
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