mardi 6 mars 2018

Une assemblée générale et extraordinaire


                              Jean-Pierre Orcier nous régale aujourd'hui avec un joli texte de poésie agreste et maraichère.

                                                              Assemblée générale et extraordinaire
                                                             
                                                                                             par Jean-Pierre ORCIER
                                                                                                   Illustration JFG




Sous le clocher de l’aimable village de Figanières, un potager enluminé d’or est le théâtre d’une scène des plus singulières. Jugez-en ! La noble famille des cucurbitacées y est rassemblée et, selon les premiers conciliabules, elle ne décolère pas. En secret, il s’agit d’une vieille rancune qui remonte, pas moins, à la découverte de l’Amérique, la faute à Christophe Colomb en somme, et qui n’a pu se purger avec le temps. Oh ! Pas une vraie colère comme nous l’entendons, nous les hommes, non ! Une colère de courge, quoi ! Toute en rondeur et volupté. Il faut dire que ces succulents fruits, c’est bien connu, ne sont pas prompts à manifester leur malice. Indéchiffrable, leur émoi échapperait au plus savant des jardiniers. Il s’imaginerait, le brave homme, que seules les vertus naturelles du soleil peuvent expliquer une subite nuance plus rouge-orangé ou vert-bleuté de ses protégés. Pas une marque d’agacement à vous faire rosir les pommettes ! Une erreur qu’on lui pardonne, mais écoutons la suite !


Donc, sœurs et cousines, proches ou lointaines, sont là au jardin, au complet ou presque (certaines se sont excusées de ne pouvoir faire le voyage depuis le Siam ou de quelque île perdue de l’Océan Indien), soit tout un monde cosmopolite niché en pays dracénois. Ces dames, voyez-vous, ne sont pas aptes à la discipline. Elles détesteraient, c’est leur penchant naturel d’artistes, pousser comme les oignons malodorants (c’est leur opinion !) en lignes serrées et règlementaires. Ce n’est pas leur genre, voilà tout ! Volontiers envahissantes, elles aiment leur aise, leur espace à la lumière, rampant en tous sens ou s’accrochant de leurs vrilles aériennes à la moindre aspérité d’un vieux mur de pierre. Pas du tout en odeur de sainteté pour ces belles, ce grand coquin de Mistral qui resquille toujours à chaque passage se régale de soulever leurs larges feuilles pour voir en dessous ; elles en sont toutes retournées…


Un brin tordue, une longue de Nice, venue en voisine, n’arrête pas de courir, sans doute pour oublier sa grosse tête creuse tandis qu’une galeuse d’Eysines, repoussante bordelaise un peu éméchée, compte ses boutons, vautrée sur son lit de paille sèche et qu’un potiron maximum se voit plus gros qu’un bœuf à force de soulever des haltères. Tout près, une citrouille très distinguée, so british, peaufine son anglais tout en allumant sa lanterne. N’est-elle pas la plus belle du potager, le carrosse éphémère d’une héroïne de Charles Perrault ? Rassasiée de soleil, une coloquinte laxative prépare sa palette de couleurs afin d’illuminer le prochain sapin de Noël et papote avec une calebasse grimpante qui se serre la ceinture pour affiner sa taille de guêpe. Poudré de blanc, un pâtisson rigolo fait le pitre en ajustant sa couronne festonnée.

L’heure n’est pourtant pas à la plaisanterie. Place au conseil de famille, à l’assemblée générale associative… Aussitôt, une Africaine qu’un rongeur a évidée complètement entonne le chant des calebasses en se frappant comme un tambour. Le rythme s’accélère, puis le tamtam étourdissant s’arrête subitement. Alors, face à ses consœurs désormais attentives, une Muscade de Provence affiche son autorité de présidente locale. Imposante, potelée au point d’éclater, montée sur une paire de tuiles qui la surélève de l’assistance, elle ouvre la séance. A ses côtés, une courge secrétaire prend des notes sur ses feuilles lobées et dresse le procès-verbal que voici, dans son intégralité ou presque.


- « Par Saint Pons, dit-elle en gesticulant de ses tiges démesurées, mes Délicieuses, cela n’a que trop duré ! Que les hommes nous affublent de « rondes potelées », que l’on nous traite de « joufflues difformes » ou de « lourdes bien en chair », cela passe encore, c’est dans notre nature ! Qu’ils nous appellent des coucourdo, des coucourdoun dans la belle langue de Frédéric Mistral, il va de soi dans le Midi ! Mais, qu’ils usent du même patronyme pour désigner leurs sottes et leurs tòti, c’est outrageant à la longue ! 

so british : typiquement britannique ; coucourdo, des coucourdoun : courges et petites courges (ou gourdes) ; tòti : niais, imbéciles

- Cette gourdification volontaire dont nous sommes les infortunées victimes insinue formellement une connotation péjorative, satirique et récurrente que nous ne pouvons tolérer, n’est-ce pas ? » pontifie à la suite une intellectuelle à la tête bien pleine (de graines) et qui s’écoute volontiers parler.

A ces mots, une jeune courgette, en formation, se penche sur sa voisine et chuchote, très impressionnée :

- « Qu’elle a bien parlé ! Mais qu’est-ce qu’elle a dit ?

- Chut ! Ecoute et prends de la graine », lui répond sa commère, une superbe niçoise ronde, bonne à farcir. 

D’un avis commun, toutes, alors, agitent frénétiquement leurs feuilles et tordent leurs vrilles plus fortement en signe d’approbation. Levant enfin le nez de son paperassier, une historienne désenchantée lâche à la cantonade :

- « Et dire que depuis huit mille ans nous les nourrissons, ces oublieux ! Sans nous, point d’agriculture en notre Mexique d’origine !

- Comme moi, ne vous êtes-vous pas indignées, mes Sucrées, de ces expressions populaires qui écorchent nos oreilles à la moindre occasion ? «Tu n’as rien dans la citrouille ! J’ai la tête comme une coucourde ! Bougre de courge ! » dénonce une très pragmatique linguiste en robe de bure qui entasse quelques lettres.

- C’est assez ! Boulegan ! Boulegan ! » opinent-elles en chœur.

Une coloquinte machiavélique songe à une antique recette, fatale, il est vrai, à l’empereur Claude :

« Hi ! Hi ! Hi ! Je pourrais leur préparer un jus ? » ricane-telle en se trémoussant.

D’une voix pleine d’onction, un potimarron inspiré qui tourne comme une toupie conclut :

« Garde-t-en bien ! En Provence, c’est un usage, une bonne galéjade vaut mieux qu’une méchante empoignade ! » 

Soudain, un peu saoul, il s’arrête face à l’auguste profession et déclame :

« A l’instant, je vous le chante en vérité,

Nous sommes symboles de fécondité,

La prospérité à merveille nous sied.

Au dîner, nous sommes appréciées.

Avec la courge primordiale,

Les hommes seront immortels.

Qu’ils nous estiment, c’est génial,

Nous, les courges spirituelles ! »

Comme aucune ne songe à contester ces dernières paroles un peu hermétiques, la Muscade réfléchit à haute voix :

- « Je propose à la vénérable société, si vous êtes à l’unisson, d’imaginer une facétie à jouer à quelque spécimen de cette gente prétendument humaine. Peut-être, Saint Fiacre, qui est le patron des jardiniers comme chacune sait, nous viendra-t-il en aide avec quelque complice ? Approuvez-vous, mes Dodues ? »

Le vote est unanime, toutes acquiescent de bon cœur.

- « Alors, mes Chéries !  A courge, courge et demie ! » se réjouit la présidente.

boulegan : bougeons-nous


                                                                                             *
Prochainement une suite qui réserve des surprises pour un spécimen de la gente humaine...





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