Texte de Jean-Pierre ORCIER
Illustration jfg
Au café de Maurice
Par un plaisant après-midi estival, les parties de pétanque s’enchaînaient sur la place Saint Sébastien comme tous les jours. Le Père François, Pierre et Fèlis attaquaient à peine une belle décisive contre trois autres collègues du genre coriace, le vieux Morlan, Petit Fernand et l’aimable Poudré. Depuis le début, les pointeurs minaient progressivement le terrain, se rapprochant à tour de rôle d’un bouchon qui se sentait tout ragaillardi depuis qu’une main câline l’avait peinturluré de mercurochrome afin de le distinguer fièrement du sol. A force et sans crier gare, une boule trop brillante pour être honnête, lancée sournoisement par le camp adverse, finit par embouchonner d’un coup de maître, mettant au défi le tireur François. Aussitôt, le préposé aux carreaux sur place entrechoqua les siennes dans un cliquetis métallique pour manifester son obstination à ne pas s’en laisser compter et se dirigea d’un pas alerte vers le rond, la soutane au vent. C’est alors que le vrombissement d’une belle mécanique arrivée sur les chapeaux de roues interrompit le cours du jeu et fit lever instantanément les regards auparavant vissés au ras de la terre. Un rutilant coupé de couleur bordeaux se gara à deux pas des pétanqueurs, juste derrière des jardinières faméliques qui avaient cependant le mérite de préserver leur champ d’hostilités boulistiques. Fernand, en fin connaisseur de la chose automobile, faillit laisser tomber ses boules sur ses pieds.
bugado : lessive ; li cafè de Mauriço ou de Tavo : les cafés de Maurice et de Tave (Octave) ; Fèlis : Félix
* un des lavoirs du village
- « Oh, fan ! Visez-moi la bagnole, une Aston Martin de première, une DB, un vrai petit bolide, s’exclama-t-il. Avec un moulin pareil, elle doit se taper au moins du 150 ! Ça doit coûter des sous, un engin pareil, fatche de… ! »
Quelques sifflements unanimes confirmèrent cette opinion admirative. Chevelure épaisse et ondulée sur large front, lunettes de vue, un homme svelte, sans doute un trentenaire, en sortit et, comme la plupart des visiteurs étrangers au village, s’élança franchement en bordure du belvédère d’où la vue était exceptionnellement claire ce jour-là. Après l’avoir dévisagé scrupuleusement et observé la plaque minéralogique aux caractères rouges de son véhicule, François n’hésita pas longtemps, tendit ses boules à Félix avec la consigne de le remplacer au pied levé, planta la partie aussi sec et trottina à la suite du nouveau venu, laissant ses comparses dans un abîme d’incompréhension et de surprise. François aborda alors le jeune homme sans façon comme s’il le connaissait depuis belle lurette et, à grand renfort de gestes précis et orientés, entama minutieusement la description du paysage, nommant sans doute quelques sommets, îles et villes au loin. Puis, comme larrons en foire, les deux zèbres illustres se retournèrent, devisant allègrement tout en disparaissant vers le centre du village. Quelles confidences échangèrent-ils pendant le temps de leur rencontre, on ne le sut jamais ? Cependant au bout d’une bonne heure, les joueurs les aperçurent de nouveau, se saluant un peu cérémonieusement avant le départ du personnage énigmatique. Ouvrant la portière de sa voiture, ce dernier adressa de sa main levée un adieu cordial aux boulistes comme le feraient de bons amis. Il partit comme il était venu ; au village, on ne le revit plus jamais. Alors, tout agité, le Père François accourut vers ses compagnons délaissés qui achevaient mollement la partie. Ignorant complètement l’issue du jeu, il s’exclama, visiblement ébahi :
- « Ah ! Mes collègues, si vous saviez ! Rangez vos boules en vitesse et venez, on va tous boire un coup ! C’est moi qui régale ! Je vous ai chatouillé la curiosité, pas vrai ? Vous êtes intrigués ; ça ne m’étonne pas ! Allez zóu, en route chez Mauriço, que je vous dise ! Je vous sens trépigner comme des jeunes filles à leur premier baletti ! »
Quand la cachotterie est taquine, la mine insondable, le sourire gourmand et le ton catégorique, on ne discute pas, on s’exécute, surtout quand il s’agit de lever son verre à l’œil. Peu après, lou capelan en tête, la démarche décidée, la troupe de pétanqueurs déambulait au cœur du village pour finalement s’installer au frais, autour d’une sainte table du bistroquet le plus proche. Aussitôt, la commande fut lancée à la cantonade par ces habitués de la dive chapelle. Entouré donc de ses disciples, l’homme en noir qui goûtait pour une fois à se faire prier gardait un silence religieux, les mains en orant. A la longue, Pierre n’y tint plus, espérant les clefs du mystère, bien calé au fond de son siège qui lui semblait tout à fait sain par les temps qui couraient :
- « Pas tant de chichis, François ! On est pas à la messe ici ! Qui c’était ce gaillard ? Raconte un peu ! »
Impatient, l’aréopage de curieux renchérit de la tête et du geste, jugeant évidemment la désertion du curé impardonnable sans un motif valable.
- « C’est qu’ils me feraient une scène, ces oiseaux-là ! » jacta François pour lui-même, mais suffisamment fort pour que tout le monde l’entendît.
Retardant encore un peu des explications ardemment désirées, Maurice, le cafetier, déposa, sur ces entrefaites, des boissons anisées masquées de sirops divers - perroquet et autre tomate - et un pichet au sceau d’un pastis bien connu. Estimant que la priorité était par-dessus tout de s’humecter le gosier et de se réjouir la tête avant d’approfondir la question, chacun approcha son verre à portée de coude et Monsieur le curé servit quelques centilitres d’eau fraîche pour précipiter l’élixir assurément initiatique en prenant garde de ne pas le noyer.
- « Minute, Pierre, tu peux parler, mécréant notoire ! insinua le curé. J’aimerai bien t’y voir, moi à l’office, le dimanche et les autres jours qu’a faits le Seigneur !
fan ou fan di pèd : fan des pieds, exprime la stupéfaction, la colère, le désarroi ; fatche de… ! : Oh là là !, bigre ! ; zóu : en avant ; Mauriço : Maurice ; baletti : bal populaire ; lou capelan : le prêtre
Mais, passons, je vais pas te chercher garrouio en ce moment historique ! Bon, puisque vous insistez vous autres, rien qu’à voir vos mines de diables, en vérité je vous le dis, nous trinquons à la santé de Sa Majesté Baudouin 1er roi des Belges, à qui j'ai fait visiter le village et notre église. Pas moins!
- Ah ! Elle est bien bonne celle-là ! plaisanta Pierre. T’as pas trouvé mieux comme excuse pour t’esbigner au beau milieu de la partie et nous laisser tomber comme des chiffes molles ? Le roi des Belges, mazette ! Et pourquoi pas la reine d’Angleterre déguisée en coureur automobile ? Emé creses qu’anan pita coume di rigau vesènt uno aludo ?
- Tu me prends pour un menteur, Pierre ? Ça me fait de la peine, moi un humble homme d’église, un ami de trente ans, mais je t’accorde que tu es libre de ne pas me croire !
- Que veux-tu, je n’ai pas la foi du charbonnier !
- Je le sais et Lui aussi là-haut, hélas ! dit François en regardant, suspendu au plafond, l’attrape-mouche bien garni de minuscules âmes noires. En attendant, tu as de la chance qu’on ne joue pas à la manille car le cœur tu me fendrais ! Et puisque tu es du genre à ne jurer que par ce que tu vois, bougre d’apôtre incrédule, de saint Thomas de pacotille, espincho un pau acò ! »
Alors, François sortit de sa poche une petite liasse de billets de vingt francs et quelques pièces sonnantes qu’il déposa d’un revers de main sur la table métallique après avoir écarté les verres. On se pencha sur ce trésor qu’on ne reconnaissait pas. Pas un modeste Victor Hugo, ni un Voltaire courant, encore moins un Racine plus cher, tous bien français, non ! Et pour cause, des billets belges avec une belle effigie qu’on se faisait passer de main en main. Un don généreux du monarque pour entretenir la crèche permanente et œuvrer pour le bien de la paroisse.
- « C’est bien sa trombine au jouine fouale ! admit Pierre qui, comme ses compères, n’en revenait pas de cette ressemblance aussi criante et ne songeait nullement à exprimer quelque révérence profonde en farouche républicain teinté de rouge qu’il était.
- Enfin, tu me donnes raison ! Ça me fait plaisir, vois-tu ! Un homme bien croyant, d’une humanité profonde, ce roi, pas comme cette bande d’enragés qui m’accompagne de longo et ne daignerait mettre les pieds dans mon église ! »
Un peu chatouilleux à chaque bravade benoîte du prêtre, Pierre riposta sur le même ton :
-« Tu peux toujours courir de m’y voir ! Même pour l’enterrement du pauvre Gilou, je suis resté dehors ! Alors, tes prêchi-prêcha… »
Amusé par ces certitudes volontairement définitives et provocantes du moins en apparence, François revint sur l’évènement du jour :
- « Sa Majesté vous salue bien d’ailleurs, comme elle me l’a recommandé ! Notre petite escapade l’a retardée et elle a dû filer au galop ! Cependant, elle vous a tous bien reconnus !
- Comment ça, le roi nous a reconnus ? questionna le vieux Morlan, soupçonnant une combine pas très catholique concoctée par le curé.
- Nous, on est plutôt incognito ici ! plaisanta Poudré en se désaltérant d’une bonne rasade. On n’a pas de ces drôles de fréquentations avec une Altesse royale ! Tu es peut-être de la haute, curé ?
- Figurez-vous, mes braves, qu’au fond, vous pouvez vous dispenser de me faire une petite visite à l’église ! révéla François. Pas la peine… Non, inutile… N’insistez pas… puisque vous y êtes déjà et en permanence ! D’autant plus à une place privilégiée, sous la protection de Saint Joseph, dans sa chapelle, pour tout vous dire ! Vous savez bien, à droite de la nef !
- « Vé ! Encore une blague ! » rigola Pierre. Puis, à l’adresse du bistrotier, il lança en regardant François : « Maurice ! Ne le sers plus ! Monsieur le Curé part en barigoulo complètement ! »
Se confessant alors pieusement auprès de ses amis, il avoua : « La dernière fois que j’ai porté un cierge, tu parles, j’étais enfant de chœur, j’avais dix ans, une palanquée d’années depuis ! »
Emu à ce souvenir d’enfance, - sans doute quelques plongées gourmandes, en cachette, dans le vin de messe -, il leva son verre. « A notre santé, à celle de Sa Majesté et à tout le saint-frusquin ! »
garrouio : querelle ;Emé creses qu’anan pita coume di rigau vesènt uno aludo ? : Et tu crois que nous allons « piter » comme des rouges-gorges en voyant une fourmi ailée ? ; espincho un pau acò ! : lorgne un peu ça ! ; jouine fouale : jeune fou ; de longo : sans cesse ; barigoulo : partir en barigoule : péricliter, aller à vau-l’eau
Après ces histoires rocambolesques, il fallait naturellement une pause rafraîchissante et parfumée afin de reprendre ses esprits. On trinqua à la bonne franquette, mais tout restait à expliquer.
- « Laisse-moi parler, basarette ! » s’impatienta le curé, autoritaire, en regardant Pierre droit dans les yeux. Puis il se ravisa, prenant une voix pleine d’onction et un air plus engageant pour mieux amadouer son auditoire. « Je suis ravi d’apprendre que tu aies présenté les burettes à mon prédécesseur lors de l’Eucharistie. C’était un bon début ! Dommage, tu aurais dû persévérer. Ne t’inquiète pas, il n’est jamais trop tard pour ouvrir en grand les portes de la Rédemption, surtout à ton âge ! Une sincère confession ne te ferait pas de mal depuis le temps ! Sans arrière-pensée, tu n’as pas meilleur pasteur que moi pour donner un bon coup de balai dans ta conscience ! Ça soulage ! »
Durant quelques instants, François se tut, laissant ses paroles faire leur chemin (sait-on jamais ?), puis, sautant du coq à l’âne, il poursuivit le cours de ses explications :
- « Revenons à nos moutons ! Vous vous rappelez des photos du concours du 15 août dernier ? En pleine partie ? Les boules à la main ? Le marronnier en fond ? Eh bien, je les ai découpées en suivant les contours de nos silhouettes, tout ce qu’il y a de plus minutieux. Ensuite, une fois chaque portrait collé sur une baguette fichée à la verticale sur un socle en bois, il m’a fallu souligner quelques détails comiques au crayon noir. Rien de difficile, juste quelques retouches ! Résultat : on peut pas se tromper pour nous distinguer ; toi, Pierre, avec ta casquette plantée en arrière sur ton crâne déplumé et ta moustache à la gauloise ; Fernand, avec ton ventre proéminent, ta cigarette au bec, accroupi sur tes talons ; Poudré, penché en avant, avec tes bésicles au bout du nez et ton menton en galoche ; Morlan et ta raie au milieu qui te fait tout jeune conscrit et Félix avec tes oreilles décollées, tes pieds en éventail pour cibler le bouchon ; j’en passe et des meilleures. Avec ces miniatures pittoresques prises sur le vif et quelques billes en plomb sur un lit de sable pour faire plus vrai, la scène de pétanque est parfaitement fidèle, je vous l’assure ! Le tout d’une quinzaine de centimètres de haut, campé en évidence… dans la crèche, au beau milieu des santons, en compagnie de votre serviteur en robe toute negro, avec la barrette à trois cornes en sus pour faire d’époque, dans la position du tireur, le bras tendu encore en l‘air. Voilà le tour joué ! En somme, vous n’avez qu’au saut à faire pour vous espincher entre le Pistachié Bartoumieu et la Boumiane*! C’est comme ça que j’ai fait les présentations à notre royal visiteur. D’ailleurs, il nous a trouvés très réussis, naturellement.
- Peste de capelan ! lâcha Pierre, surpris par la roublardise de son partenaire. Et la permission, tu nous l’a demandée, coquin de sort ?
- Pourquoi ? C’est défendu ?
- Naturellement, Monsieur le curé ne perds pas le nord ! On viendra si ça nous chante ! On n’est pas des béni-oui-oui ! Moi, je suis pas curieux, naturellement ! Ta crèche, sauf ton respect, tu peux te la mettre… où je pense, naturellement ! »
Joignant le geste à la parole, le prêtre tapa fraternellement sur l’épaule de Pierre qui se laissa faire, étonnamment radouci après cette constante fanfaronnade, comme un bon enfant revenu à la raison.
- « Comme tu voudras, je n’oblige personne, mais que de plaisir tu me ferais si tu venais y faire un saut, à dire lou verai ! » Plein d’affection, une perle dans l’œil, il annonça encore, en regardant un nuage fugitif dans le ciel : « L’huis de notre vieille église est ouvert au pécheur et celui de mon cœur à mes amis ! Fermez le ban, je ne m’épancherai pas davantage devant vous, mes gaillards, n’y comptez pas ! » Enfin, voyant le jour décliner, il ajouta soudain pressé : « C’est pas tout, mais j’ai des vêpres à dire maintenant ! Adessias la troupo, et que Dieu vous garde ! »
Prestement, il vida son verre et sortit du café en oubliant ses boules.
- « Mais qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu pour avoir un phénomène pareil ? interrogea Pierre. Il peut pas s’empêcher de soi-disant nous sauver ! C’est un monde ! Toujours prêt à nous donner l’absolution ! Pour ce que ça sert ? »
Savamment, Morlan chercha une explication :
basarette : bavard, pipelette ; negro : noire ; espincher : (francisé) observer, zieuter ; capelan : prêtre ; à dire lou verai : à vrai dire ; Adessias la troupo : Adieu la troupe
* Santons de Provence, le coureur de jupons Barthélémy et la bohémienne
- « C’est qu’il est brave, notre curé ! Il a sûrement le syndrome du saint Bernard !
- Saint Bernard, je connais, pas saint Drôme. Il est nouveau celui-là ? demanda Félix qui avait fait son service dans les Chasseurs alpins.
- En somme, il fait son boulot ! professa Poudré, en regardant sévèrement le dernier qui avait parlé, assurément pas bien dégourdi. Nos fautes sont les siennes, elles sont pas bien graves ! Des peccadilles, pas vrai ! Des jurons souvent, des vantardises à l’occasion, des mensonges de finesse rarement, des colères quelquefois, des roublardises pas méchantes de temps en temps ! Pas de quoi fouetter un chat à part le pastaga en excès ! Il aime le pécheur mais déteste le péché, voilà tout ! Alors, il nous cajole tant qu’il peut dans ses prières !
- C’est ça, défends-le ! Mais c’est vrai que sans lui, notre existence serait une longue Siagne trop tranquille. Je dois le reconnaître, on se barberait, que diable ! admit Pierre. Maurice ! Remets-nous en un, avec la sincère bénédiction de Monsieur le curé et à sa santé ! Tant d’émotions m’ont donné soif ! »
Une fois de plus, en guide consacré, François bâtissait quelques-uns de ces monticules de pierres sèches en équilibre fragile qui jalonnent uno draio imprévisible, le chemin d’une vie éternelle pour tous ceux qui en ont le désir. Il ne sut pas exactement lesquels de ses familiers se rendirent à son invite, ni ceux qui s’y refusèrent obstinément. Il ne chercha pas à savoir, Dieu reconnaissant les siens. Certains vinrent sans doute en catimini pour ne pas se montrer aux autres. Cependant, les jours suivants, juste devant la crèche traditionnelle, le curé tomba nez à nez avec Poudré dont les yeux brillaient comme un gamin, le matin de Noël. L’un était ravi, l’autre un peu gêné ; ils se saluèrent timidement comme si c’était une première fois qu’ils se rencontraient, puis se régalèrent tous les deux du petit monde des santons figés dans leurs occupations et de la fameuse partie de pétanque en images.
Peu après, Poudré s’apprêtait à sortir du saint lieu quand il se ravisa. Une question le taraudait depuis l’illustre visite. A voix basse dans la nef, il demanda :
- « Un roi à Mons, ça m’a coupé la chique ! Et pas fière, Sa Majesté ! Mais toi, coume tu l’as reconnu ?
- Oh ! C’est pas compliqué et il n’y a rien de surnaturel la dedans ! De temps à autre, je reçois du courrier de Belgique avec sa figure sur les timbres. Ça m’a suffi. Par-dessus le marché, j’ai compris avec la plaque curieuse de sa voiture royale ! »
uno draio : une draille, un chemin rural ; coume : comment
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