Les Chinois de la Provence
Par Jean-Pierre ORCIER
Illustration JFG
- « Cœur maître ! Re Cœur ! Atout ! Ratatout ! Y a plus d’atout, cocagne… et le Petit* au bout pour finir en beauté ! » s’extasia joyeusement le Père François, fier comme Garlaban, en aplatissant d’une main énergique ses cartes, l’une après l’autre, sur le tapis vert, au fur et à mesure des dernières mènes d’une homérique partie de tarot.
En face, Pierre, son partenaire de circonstance après l’appel au roi, n’en croyait pas ses yeux : ils avaient réussi ensemble le « grand chelem », un coup extrêmement rare. Quant aux trois autres joueurs, Poudré, petit Fernand et Fèlis, ils restaient encore estomaqués de n’avoir fait aucun pli. Un capot mémorable ! Le temps d’évacuer la tension due au jeu de Gargantua et on allait refaire la partie sans même compter les points : s’appesantir avec amples détails et exclamations tonitruantes sur une « longue à Pique », une « Garde », une « poignée d’atouts », une coupe ou plutôt une « simplette » à Trèfle, un « chien » savamment composé ou encore des « cagades » dans les mains. Pour calmer les esprits et ralentir les palpitants, le mieux, selon l’usage, était d’arroser cet exploit magistral de quelque boisson anisée bienvenue, juste dosée en eau, que même le prêtre ne dédaigna pas, bien au contraire, à la surprise générale. C’est ainsi que de l’entrechoquement cristallin de cinq verres autour d’une table profane naquirent les prémices d’une profonde amitié entre des hommes qui avaient tout pour s’éviter cordialement, pire pour se cerca garrouio copieusement en place publique. La Providence pour l’un, le hasard pour les autres avaient suscité cette première rencontre pour le moins improbable.
D’origine suisse, le curé, frais émoulu du séminaire (une fréquentation sur le tard !), débutait son ministère dans la paroisse à cette époque-là, après son installation canonique par Monseigneur l’évêque. Peu de temps après, il avait suffi qu’il déambulât, sa soutane au vent, devant la terrasse du café de Maurice où quelques cadiero pliantes se soleillaient douillettement et qu’il fût salué un peu trop révérencieusement par des habitués notoires de l’établissement qui s’étaient donné de bons coups de coude bien visibles en l’apercevant, pour que tout s’enchaîne à merveille.
- « Bien le bonjour Monsieur le curé ! Alors, on balade par ce beau temps ? Ça doit vous changer de profiter de la lumière du dehors ? Passer sa vie entre quatre pierres obscures, sûrement que ce n’est pas drôle ! On n’est pas bien ici, au soleil ?
- Je ne le nie pas, mais le soleil, il est dans mon cœur pour toujours !
- Alors, vous vous y faites au pays ? Ici, rien que de l’authentique ! Une vraie carte postale !
- Je vous l’accorde volontiers, ce charmant village mérite une visite bien approfondie ! Et puis quelle vue exceptionnelle vous avez ! On embrasse tout le département d’un seul coup d’œil ! Je m’en émerveille chaque jour que Dieu fait !
- Sûr qu’on est gâté ! Et que dire du bon air qu’on respire, des ruelles, du Château Vieux, des arcades, des calades, des portes seigneuriales… qui nous embellissent notre village ! Nos anciens n’ont pas chômé ! De rudes travailleurs, croyez-le ! Des Chinois de la Provence !
- Je découvre toutes ces grâces pittoresques, mais ce sont ces belles fontaines qui m’étonnent le plus, surtout qu’en Provence l’eau est d’or, n’est-ce pas ?
- Oui, l’eau des collines, pure et fraîche ! C’est qu’ici, le soir venu, les avé ont soif et ils sont plus nombreux que les habitants !
- Les quoi ?
- Les moutons, les brebis ! Peuchère ! Counèissès pas notre parler qu’on mélange souvent avec du bon français dans la discussion, j’oubliais !
- Je m’y ferai à la longue en bavardant avec tous mes paroissiens ! J’ai plaisir à les rencontrer ! Ne vous ai-je pas déjà entrevu en notre église à l’office du dimanche ?
Fèlis : Félix ; cagades : (francisé) des « merdes », des mauvaises cartes ; se cerca garrouio : se chercher dispute ; cadiero : chaises ; avé : brebis et moutons ; Counèissès pas : vous ne connaissez pas
* Un des oudlers ou bouts avec le 21 et l’Excuse
- Pour le pays, on ne peut pas vous donner tort, il est superbe, mais pour ce qui est des chapelles, nous, on se contente de ce bistroquet. Ce que vous croyez avoir vu, c’étaient peut-être nos fantômes parce qu’à l’église, on n’y met pas les pieds, pas vrai vous autres ? »
Pour toute réponse, ces incroyants patentés, bardés de certitudes communes, s’esclaffèrent en hochant la tête et en levant les bras au ciel en signe d’approbation. Comprenant à qui il avait affaire, le curé ne se démonta pas le moins du monde devant leurs airs goguenards, ne prit nullement ombrage de leurs allusions un tantinet provocatrices et dévia la conversation avec l’air de ne pas y toucher. Ainsi, apercevant un long jeu de cartes sous un coude, il décida de faire un brin de rentre-dedans auprès des rieurs :
- « Si vous cherchez un cinquième pour le tarot, je suis votre homme ! Moi, c’est François et on se tutoie comme tous les gens du pays ! Ainsi soit-il ! »
La proposition fort insolite, voire troublante, fut accueillie avec épatement et même avec un peu de gêne devant tant de simplicité et de bonhomie ; cette entrée en matière sans simagrées plut beaucoup au point qu’une chaise fut tirée spontanément en signe d’acquiescement. Toutefois, on n’allait pas jeter son orthodoxie aux orties avec ce semblant de pacte avec l’adversaire. C’était bien la première fois qu’on jouerait avec un calotin et peut-être qu’on le « mettrait minable » perfidement ! Les présentations vite faites, Pierre tendit le paquet de cartes au nouveau venu, l’invitant à faire la distribution :
- « Eh bien, François, à toi l’honneur ! »
C’est de cette manière que commença la partie…
Donc maintenant, après cette écrasante victoire lors de la dernière mène, on en était à regarder le fond de son verre tout en claquant voluptueusement une langue gourmande contre son palais quand le prêtre se remémora cette parole dont le sens lui échappait :
- « Alors comme ça, les Monsois sont les Chinois de la Provence ? Quelle drôle d’idée ?
- Oh ! C’est facile à comprendre ! Il suffit d’ouvrir les yeux sur le paysage alentours ! Des restanques par centaines toutes en pierres sèches qui courent partout où le regard se pose, elles en ont fait suer du monde ! De l’à-pic de Siagnole jusqu’aux Ferrages, elles grimpent en rubans en suivant les courbes naturelles. Voyez-vous, Monsieur le curé…heu ! François, (il avait encore du mal à tutoyer !) ici, la terre est rare et elle nourrit peu son homme, alors une murette bâtie, et c’est un olivier ou une rangée de pois-chiches de plus. Nos anciens ont bien eu du mérite à s’escagasser… des Chinois, vous dis-je !
- En somme, ils avaient la foi !
- Surtout, ils avaient faim ! Remarquez, des consonances asiatiques ici, ça se retrouve encore dans les noms de famille, surtout parmi les plus anciennes. »
- En apprendre davantage sur mes ouailles, j’en suis bien curieux ! Alors ?
A cet instant précis, Pierre, d’un clin d’œil discret vers ses compatriotes, leur indiquait par-là qu’il s’apprêtait à sortir quelque galéjade nouvelle pour embobiner un estrangié, à plus forte raison un Monsois de fraîche date. Avec la voix d’un maître d’école pleine de gravité, il se lança dans des explications toutes pédagogiques :
- D’abord, vous avez les Zóu, les Fàn ou encore les Tian, de vraies dynasties ! Plus encore les Li Sian Bèn et leurs cousins les Li Sian Maï qui ont fait souche ! »
La blague étant évidemment hermétique au-delà de Pampérigouste, le prêtre ne pouvait que piter comme un rigau avec une alude. De leur côté, tout de suite au parfum, les autres loustics, sans se regarder par peur de pouffer de rire, en rajoutèrent volontiers :
« - Tu oublies ma famille, les Souto Li Pin et leurs ancêtres les Pin Ping Noun ! précisa Poudré, sérieux comme un pape.
s’escagasser : (francisé) s’éreinter, se crever ; estrangié : étranger ; Zóu : en avant ; Fàn : interjection pour exprimer la surprise ; Tian : terrine ; Li Sian Bèn : on y est bien ; Li Sian Maï : on y est à nouveau ; rigau : rouge-gorge ; alude : (francisé) fourmi ailée ; Souto Li Pin : sous les pins ; Pin Ping Noun : pins pignons
- Et puis encore les Lou Live qui ne manquent pas ici et les Long o Maï qu’on ne voit plus beaucoup ! enchérit Fèlis, imperturbable.
- Moi, ceux que je peux pas « encaisser » parce qu’ils sont pas drôles, c’est les Fan Li Breg ! avertit petit Fernand. »
Se régalant en douce de la tournure que prenait sa bonne blague, Pierre qui restait de marbre reprit la parole :
- « Il reste bien encore les Deg Un, mais ils sont pas nombreux ! »
Comme les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, le père François qu’on ne couillonnait pas aussi facilement se redressa en s’appuyant sur la table, et, de sa voix onctueuse, conclut par ce dernier patronyme : « Mi Fasès Caga, coulègo ! Et ça, c’est du bon provençal, pas vrai ? »
Ouvrant largement ses ailes, un ange passa, le temps pour la petite bande de reprendre sa respiration avant d’être prise d’un fou rire irrésistible qui fit se retourner les passants.
Lou Live : l’olive ; Long o Maï : (longo mai) pourvu que ça dure ; Fan Li Breg : (les brègues) ils font la tête ; Deg Un : (degun) personne ; Mi Fasès Caga, coulègo : Vous me faites « caguer », collègues, vous m’ennuyez, amis
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