dimanche 5 avril 2020

La boîte de Kub

JeanPierre Orcier nous propose une histoire d'un temps lointain où on pouvait traîner dans les brocantes… 
La gloire de mon père! Un brin nostalgique.




Ne vous êtes-vous jamais promené dans les allées d’un marché aux puces, d’une brocante, à chiner ici et là quelques objets inanimés attachés à votre âme* ? Cela m’est arrivé encore dimanche dernier et je dois le dire, l’émotion a été bien forte au réveil inattendu d’un souvenir déplaisant que je croyais enfoui depuis des décennies. Au gré des monticules de nippes froissées, des alignements de vieux godillots, d’outils rouillés, de carillons à la mécanique fatiguée, de bouquins cornés, de vaisselles dépareillées, de cuivres cabossés, mon regard avait fini par se lasser et je songeais à oublier ces banalités hétéroclites et à rentrer chez moi. Au dernier moment de ma déambulation, levant les yeux sur un étalage encombré, soudain, je la vis en évidence. Elle semblait être là pour moi, m’attendre avec la patience du diable, prolonger une réprimande qui avait été interrompue naguère, régler le compte d’une profanation ancienne et enfin m’anéantir en témoignant d’un vol indigne. Ce forfait bien qu’il fût partagé était le mien, je le reconnais aujourd’hui. Elle était l’œil dans la tombe et me regardait*. C’était une boîte de bouillon Kub en tôle émaillée avec ses lettres en jaune sur fond rouge et moi, j’étais Caïn, mais un Caïn, toute proportion gardée, de cinq ou six ans qui était loin d’avoir commis un meurtre. Pourtant, à cet instant, je n’avais rien effacé tellement la gravure était profondément entaillée dans un coin égaré de ma mémoire. Cette tragédie en plusieurs actes me revenait comme un boomerang…
A l’époque, sous le Faron chapeauté de forts, l’école primaire que dirigeait mon père était aussi notre séjour familial, au-dessus des salles de classe, dans le décor démesuré d’une architecture monumentale qui flattait l’anticléricale République* disparue. Avec ses deux porches règlementairement opposés, l’un au levant, l’autre au couchant, l’édifice qui avait tout du temple laïque avec ses deux cloîtres encadrant une cour ombragée de platanes, ses piliers massifs, ses arcades romanes, ses entrées solennelles doublées de fer forgé et ses plafonds inatteignables (même avec une longue tête de loup !) séparait religieusement les sexes par la symétrie parfaite de son agencement et par un haut mur intérieur soigneusement aveugle et sourd (malheureusement impossible pour les garçons de reluquer les filles ni même de percevoir leurs joyeuses piailleries !). Toujours dans les pas du maître des lieux qui vaquait à de mystérieuses surveillances, mes gambettes trottinaient fièrement dans tous les recoins de cette honorable maison qui était mienne. Aussi, le bureau directorial embarrassé d’objets insolites - balance Roberval, écureuil empaillé, fossiles poussiéreux, silex antédiluviens, éprouvettes de Chimie, boîtes de craie et piles de livres -, les couloirs communs à deux classes (malheureusement fermées !) où s’alignaient sagement des patères en fer impatientes d’accueillir manteaux et bonnets, la cantine aux longues tables en formica bleu, la cuisine bouillonnante toujours embaumée qui me gratifiait souvent d’un savoureux canistrelli à l’anis (la cuisinière était corse !), l’incroyable réserve de boîtes de conserve empilées en colonnes à vous faire lever la tête au plafond, les chiottes à la turque aux murs ponctués de virgules (qui n’a pas eu peur du trou profond ?), les vieilles douches à tirette, bouchées au calcaire, qui avaient servi un temps pendant une colonie de vacances n’avaient plus aucun secret pour moi. Seule, la cave où pourrissait une montagne de vieux bancs en bois m’effrayait au point de serrer au plus fort la main paternelle salvatrice. Il faut vous dire qu’une énorme ampoule à incandescence, pendue à un long fil torsadé comme une perfide araignée noire à l’abdomen dilaté, peinait à éloigner des serpents d’obscurité prêts à m’avaler tout cru. Pire ! Plus loin dans cette antre sans fond, la récente chaudière à gaz, un cube de métal affamé, me semblait une tête monstrueuse avec ses hublots rebondis comme des yeux brillants de malignité gourmande et une bouche sévère grande ouverte, pleine de dents bleues pointues qui s’allumaient en de soudains épisodes explosifs. Dans l’univers familier de l’école de mon enfance, ma plus grande joie, c’était le matin, bien avant de se mettre en rang, quand la sonnerie autoritaire précédait la furia de la rentrée des « grands » que tempérait avec force coups de sifflet la maîtresse de service.

* d’après Lamartine, Milly
* d’après Victor Hugo, Conscience
 * IIIe République
Avec ses envolées pressées de cartables qui s’aplatissaient piteusement contre un mur, ses cris sauvages de Peaux-Rouges échappés du dernier Buffalo Bill, ses folles cavalcades du lieutenant Rip Masters et de ses hommes chargeant au clairon de leur poing collé à la bouche, ses factices duels du  cavalier masqué qui signait son nom à la pointe de son bras-épée « d’un Z qui veut dire Zorro » (avant de cabrer son cheval noir, l’élève Tornado !) et ses turbulentes parties de billes au lancer à la « pyramide » ou au « pot » en tirant à la pichenette, l’école, selon sa vocation, s’embrasait enfin à la vie à mon grand soulagement, car il n’y avait rien de plus terrible et oppressant que son silence quand s’abattait le vide implacable des préaux à la fin des cours…


Après l’étude, à cinq heures et demie, les femmes en tablier et foulard, à coups de balai vigoureux, rassemblaient en tas les feuilles mortes des platanes pour les brûler aux quatre coins de la cour (des feuilles imputrescibles !). Leur journée de travail achevée, elles abandonnaient sans remords les feux qui se consumaient longtemps au-dessus des plaques d’égout, répandant au petit bonheur une brume parfumée, une note automnale particulière à jamais imprégnée dans ma mémoire olfactive. Alors, entre chien et loup, mon père rentrait, après la fastidieuse correction de ses cahiers du Jour, emportant avec lui la fameuse boîte qui semblait pour le moins pesante. A la place de son contenu alimentaire qui avait jadis donné du goût à bien des soupes, un trésor de monnaie s’y trouvait. Il faut dire que parmi les tâches qui incombaient à un directeur à ce moment-là, celle de gérer la cantine sous tous ses aspects n’était pas une mince affaire et nécessitait un dévouement entier, une rigueur à toute épreuve, une intégrité sans faille. Mon père portait toutes ces valeurs avec une conscience professionnelle qui n’avait d’égale que son amour pour les enfants. En pratique, tenir les comptes n’était pas le plus délicat des boulots pour lui, un maître en calcul mental ; peut-être même que cette gymnastique de l’esprit n’était pas pour lui déplaire en lui servant de dérivatif à la fièvre de sa journée de classe. Au terme de chaque mois, mon souvenir le voit encore renverser la boîte de Kub sur la table de notre salle à manger, éparpiller dans un cliquetis de moteur la menue ferraille sur la nappe où quelques pièces roulaient un instant pour jouer subitement à pile ou face. Alors, commençaient le tri et le comptage précis des cinq, dix, vingt et cinquante centimes d’une belle couleur cuivre et des un franc gris plus généreux que mon père disposait devant lui en colonnes plus ou moins stables comme l’aurait fait un usurier avide de ses sous. Puis, dans le cylindre ouvert d’une feuille de papier kraft plaquée dans le creux de sa main, il alignait chacune des mitrailles de même valeur jusqu’à faire un compte rond, et, d’un geste expert en s’appuyant sur sa poitrine, formait un rouleau compact après en avoir plié les extrémités en les écrasant d’un coup sec sur la table. Spectateurs de sa virtuosité et de la gravité de son regard, mes yeux tout ronds suivaient ensuite le tracé sinueux et appliqué d’une série de chiffres énigmatiques qu’il y inscrivait, sans susciter en moi la moindre convoitise car les mains pleines de mon innocence ignoraient encore la valeur de l’argent. Naïvement dans ma tête, les pièces des deux couleurs étaient les pions d’un jeu de dames où s’affrontaient Marianne cheveux au vent et La Semeuse au geste auguste. Evidemment, la contagion avec « les grands », pendant les récréations, allait m’ouvrir des perspectives sucrées que mes dents regrettent encore : les « bonbecs » comme ils disaient. A la vue des « petits » qui en avaient l’eau à la bouche et à l’abri des coups d’œil inquisiteurs des maîtres, les « Cours Moyens » rivalisaient de gloutonnerie à se goinfrer de boules de coco multicolores ou à se pourlécher les babines avec quelques roudoudous en coquillage de praire qui laissaient sur leur langue la teinte pastel d’un colorant. Quant aux « Fin d’études »* aux jambes démesurées, isolés dans leur coin, ils passaient leur ennui à mâchouiller allègrement des doubles rouleaux de Malabar, tout en gonflant pour se donner de l’importance d’énormes bulles roses qui éclataient sur leurs joues boutonneuses et en collant sur leurs bras gaillards les décalcomanies incluses dans l’emballage. Il arrivait trop rarement que la quête d’une main frêle, tendue façon mendiant, appuyée par la prière attendrissante : « Tu m’en donnes, dis ? » suivie de sa nuance restrictive : « Un petit bout, siouplaît ? » ou la ressource d’un troc contre un petit soldat, contre une figurine d’indien en plastique eût des chances de les apitoyer (évidemment, ça ne valait pas au change pour les minots !).

* des géants de 13 ou 14 ans qui préparaient le fameux Certif (Certificat d’Etudes Primaires supprimé en 1989)
Le plus clair du temps, la réponse la plus fréquente fusait, sèche comme un coup de trique : « T’as qu’à t’en payer, morveux ! » Pour ce faire, il fallait des sous ! Chose que je compris très vite ! Renseignements glanés sans mystère, la source originelle de cet étalage ostentatoire résidait sur le trottoir, juste en face de l’entrée des garçons, à un jet de cartable. Un fait exprès que d’installer un kiosque à bonbons à deux pas de l’école ! Impossible d’y couper. Pour la première fois, une piécette en main en récompense, le Pinocchio en moi, sans besoin de l’aiguillon de Grand Coquin et de Gédéon, découvrit cette boutique diabolique en forme de colonne hexagonale qui ouvrait perfidement une fenêtre à guillotine à portée enfantine, en poussant néanmoins sur la pointe de ses pieds. A l’intérieur, assise au centre d’un univers de tentations colorées, suavement fruitées, une femme-tronc aux pommettes poupines, roses et poudrées, aux paupières tapageusement bleuies, aux lèvres berlingot-fraise semblait elle-même une exubérante friandise parfumée, enrobée sur le chef d’un volumineux pompon de cheveux fins et crêpés comme les filaments d’une barbe à papa qu’on tire avec les doigts. Sans-doute une veuve de guerre exquise (que je crus longtemps sans jambes !) qui améliorait là son ordinaire, fourrée dans son étui de bois couleur caramel mou. Aux prises avec les affres d’un choix qui était long à venir, je succombai finalement pour des soucoupes à la poudre acidulée, à aspirer avec une paille, et des têtes de nègre que je dévorai à pleines dents avec la frénésie du cannibalisme. A bon escient, l’opération se renouvela selon la générosité paternelle qu’il fallait intensément solliciter…
Depuis peu, deux frères de mon âge, des voisins de la rue Dagobert, égayaient la solitude de l’école désertée le jeudi* et goûtaient avec moi aux joies de parties de cache-cache dans le labyrinthe des couloirs, la profondeur des placards et l’obscurité des cagibis. Une jubilation suprême qui s’interrompit brusquement ! Un jour maudit, un vilain diable (indispensable de trouver un bouc émissaire !) me piqua de sa fourche, distilla sa malice dans la candeur de mon enfance, s’incarna dans mon âme comme il le fit pour le pauvre Garrigou*, en émoustillant une polissonne fringale de gourmandises que n’aurait pas reniée dom Balaguère. Bref, ouvrant la porte d’un buffet en quête d’une bonne planquette, je tombai sur la fabuleuse boîte abandonnée en attente sur une haute étagère. Son contenu, je le connaissais par avance ! «  Y a des sous là-dedans ! » Le jeu s’arrêta net au profit d’une courte échelle que j’escaladai, en appui avec le pied sur les mains jointes d’un de mes complices. Le coffre-fort sans couvercle, sans combinaison ni alarme était entre nos mains ! Dans la crypte de Moulinsart, Tintin et le capitaine Haddock découvrant le trésor de Rackham le Rouge n’auraient pas été plus ravis que nous. Sans le moindre scrupule ni conscience réelle du délit, à tour de rôle, chacun piocha dans les jaunets offerts, non à poignées, seulement quelques pièces comme si un Jiminy Cricket* horrifié nous retenait par le col de la chemise pour nous empêcher de mal agir. Evidemment, la tirelire grande ouverte fut remise à sa place exacte pour préserver les apparences, passer sous silence le larcin (un petit sentiment de culpabilité peut-être !) et certifier de notre métier de cambrioleurs avertis. A nous les Caram’bar, sucettes Pierrot gourmand, bâtons de réglisse, guimauves et autres cochonneries succulentes ! L’histoire aurait dû s’arrêter là…
Le lendemain, au réveil, un douloureux mal de ventre accompagné d’une violente migraine me cloua au lit, à la diète, sauf à avaler quelques infusions de romarin dont l’âpreté me faisait grimacer. Une  leçon bien sentie que mon corps m’infligeait ! Comme la douleur se situait surtout au niveau de la partie inférieure droite de mon abdomen, on évoqua une appendicite. Ce mot me parut bien extravagant pour une indigestion de sucreries, mais j’étais bien le seul à le savoir ! Heureusement, j’y échappai et une cure de citrate de bétaïne vint me rétablir complètement. Cependant, le pire était à venir…
C’est le regard de ma mère qui alluma une petite lueur d’inquiétude dans ma tête les jours qui suivirent.


* jour de congé au milieu d’une semaine scolaire de six jours remplacé par le mercredi en 1972
* les Trois Messes basses d’Alphonse Daudet
* la bonne conscience de Pinocchio dans le film de Walt Disney (1940)

Pas seulement ses yeux que je trouvais sévères et froids, sous un front plus ridé qu’à l’ordinaire, mais aussi sa voix qui n’avait plus rien de câline. Intuitivement, il me sembla que j’avais perdu quelque chose, mais à l’époque, je ne pouvais discerner que cela s’appelait l’estime que l’on gagne avec la confiance. L’incertitude me marqua sincèrement, plomba ma joie de vivre coutumière, me plongea même dans un mal-être pénible. Confusément, je sentais une colère sourde qui couvait. Quand elle s’exprima, je sus alors que mes comparses avaient mouchardé, harcelés nuitamment par un remord tardif. A la suite, leur paternel avait rencontré le mien, se confondant en excuses et joignant un peu d’argent en dédommagement du vol. Et moi qui n’avais rien dit ! Pas soufflé mot ! Passé sous silence ma faute ! Ce jour-là, je ne me souviens pas d’avoir été puni ni privé d’un petit plaisir ; seulement, au goûter (je fus étonné d’y avoir encore droit !), le barre de chocolat noir proportionnée au traditionnel quignon de pain me parut bien amère. La boîte de Kub me corrigeait pour toujours…
Mon père prit-il la chose avec philosophie, fut-il au contraire déçu par son rejeton, songea-t-il à ses propres enfantillages dans son jeune temps pour passer l’éponge sur les miens ? Je ne peux le dire ! Une chose le contenta cependant : il comprenait enfin pourquoi le relevé de ses écritures ne coïncidait pas tout à fait avec ses comptes réels ; il s’en manquait de trois francs cinquante qu’il recherchait désespérément, en doutant de la fiabilité de ses calculs. En somme, un souci de moins !
Peu de temps après, la maîtresse de ma petite classe nous conta une histoire comme cela arrivait le matin, une introduction à une leçon de morale dont elle tirait une maxime écrite de sa main sur le tableau noir et que nous répétions tous ensemble en ânonnant chaque mot, sous l’impulsion de sa baguette en bambou : « Qui vole un œuf, vole un bœuf ! »
Il n’y a pas de hasard…

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