mardi 8 décembre 2020

C'était un temps...



À l'heure covidale et sacrilège où les examens sont en voie de passer à la trappe, Jean-Pierre Orcier nous remet en mémoire une institution aujourd'hui disparue:




                                                               Le certif' Préparatifs

                                                                                  par Jean-Pierre ORCIER

                                                                                         illustration JFG


Pas de doute, le redoutable certif' (1) était un vrai laissez-passer vers la vie active. En outre, pour ses lauréats, il dénotait une remarquable culture générale et un sens pratique précieux ainsi que de réelles qualités morales. Avec ce seul diplôme en poche, pour nombre d’ouvriers ingénieux, d’agriculteurs novateurs, d’entrepreneurs dynamiques, d’administrateurs zélés ou même d’élus de terrain, la réussite avait souri incontestablement. Ne tremblez plus, vous ne risquez pas de le (re)passer car un décret l'a fait disparaître d’un coup de plume après plus de cent ans de bons et loyaux services. Trop centré sur l'orthographe et le calcul, n'était-il plus adapté au monde moderne et à ses nouvelles compétences ? Assurément ! Dépassées la dictée-punition (cinq fautes, zéro sur dix éliminatoire !), les règles compliquées et leurs exceptions abracadabrantes, occultés les pièges sournois du participe passé, du subjonctif imparfait, du verbe et son sujet inversé, des mots d'usage improbables, des cuissots sauvages et des cuisseaux domestiques ! Enterrées les analyses logiques et l’imbroglio de leurs propositions ! Négligée la rédaction à thème imposé ! Abandonnés les méandres du calcul d'aire ou de volume (sans compter l’évaporation !), de la règle de trois, des problèmes où les trains se croisent, des fractions de fraction et des pourcentages ! Egarés l'usage des amendements agricoles, d'un coupe-circuit, la façon de stériliser de l'eau suspecte ! Perdues les dates historiques : 1214, 1610, 20 septembre 1792, les personnages célèbres : Magellan, Gutenberg, Le Nôtre ! Disparus les noms des golfes, des baies et rades, des caps, des îles et des presqu'îles de la côte du département du Var, de Saint Cyr à Saint Tropez ! Suspendue la gymnastique du calcul mental ! Envolés le lyrisme du chant et de la poésie, l’éloquence de la lecture à haute voix ! Handicapée la dextérité des coups de crayon,  des travaux manuels et de la couture ! Croyez-vous ? Comme beaucoup, j'ai échappé à cet examen qui sanctionnait la fin de l'enseignement primaire, mais quelques-unes de ses coulisses ont gravé ma mémoire enfantine...

C’était début juin, après les cours, dans notre modeste logement de fonction, au-dessus des salles de classe. Mon père sortit d’une armoire une mystérieuse mallette qui semblait pesante et la déposa précautionneusement sur la table de notre salle à manger. Une fois son couvercle ouvert, apparut une curieuse chose de couleur kaki qui présentait, à la vue par-dessus, sous un rouleau compact de chevelure noire, deux gros yeux ronds et plats reliés par un sourcil en ruban, une bouche ravie en demi-lune pleine de longues dents métalliques et un clavier de lettres ignorant l’ordre alphabétique surmontées de chiffres et de signes hermétiques : une machine à écrire comme j’en avais découvert une dans une réclame du journal. J’appris plus tard que cette apparition exceptionnelle attestait que l’examen du certif’ se déroulerait dans mon école les jours suivants. Pas encore haletant, son directeur, cheville ouvrière,  préparait en secret cette œuvre perverse (2). Le dos droit bien calé sur une chaise mais les mains donnant des signes de fébrilité, mon père s’installa face à cet objet insolite avec l’appréhension de tout néophyte prêt à se jeter à l’eau. A côté devant lui, une pile de feuilles blanches côtoyait du papier carbone soigneusement préservé dans un carton ainsi qu’une longue liste de patronymes écrits à la main. Sans être le devin augurant au grand Ancée (3) qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, il me sembla qu’un inaccoutumé et imminent exercice de frappe n’était pas vraiment dans les cordes d’un honorable instituteur. Le comble était qu’il abandonnât aux oubliettes sa plume plongée dans l’encre violette pour se métamorphoser en alerte dactylo. L’enseignement mène à tout, dit-on, mais tout de même chacun son métier ! 

L’outrage à l’image du maître d’école du haut de son estrade, devant le tableau noir de la connaissance me sembla flagrant même si ma petite enfance ne sut pas le mettre en mot. Sans doute une exigence catégorique lui imposait cette hérésie : l’école se devait de se conformer à des règles académiques, mais à peu de frais selon la fâcheuse coutume de l’Education nationale. L’impression mécanique offrait donc tous les gages de l’autorité officielle, sans compter que la duplication faciliterait le travail des surveillants et des correcteurs ainsi que l’orientation des candidats dans l’établissement. Néanmoins, je restai aux aguets, ne perdant pas une miette de l’affaire. Très absorbé par les prémices de cette pratique aventureuse, mon père intercala feuilles vierges et carbones, puis les aligna parfaitement entre ses doigts subitement maculés de noir, en les tapotant à la verticale sur la table. Avec une minutie d’orfèvre, tournant une des deux molettes latérales et  insistant un peu à cause de l’épaisseur de la liasse, il les glissa ensuite d’un côté du cylindre qu’elles contournèrent, prêtes à l’impression, dans un cra…cra…cra… suspect. A cet instant précis, juste avant l’offensive, je m’attendais à ce que les Athéniens s’atteignirent, mais mon erreur fut manifeste. Lunettes au bout du nez, buste penché en avant, mains impatientes, le secrétaire improvisé se lança, enfonçant une touche d’un doigt décidé comme s’il allait déclencher un détonateur. Aussitôt, le mécanisme mis en branle imprima un S magique dans un clap explosif. Les lettres suivantes prirent un temps certain à s’installer, d’abord pour les rechercher des yeux sur le clavier, ensuite pour actionner les petits marteaux de fer frappant le ruban bicolore. Des cliquetis laborieux et espacés, toujours d’un doigt mais cette fois de chaque main, triomphèrent des premiers mots « Salle n°1 ». Enfin, le cling clair d’une sonnette qui marquait la fin de la ligne précéda le brrr tonitruant du retour du chariot. Par rafales interrompues par une intense cogitation du préposé aux écritures, la frappe prit dorénavant un rythme de croisière (une spécialiste chevronnée aurait souri de sa lenteur !) dévoilant en majuscules des noms d’élèves présentés à l’examen. L’ingéniosité de cette  mécanique bruyante et finalement la facilité de son mode d’emploi eurent raison de mon jugement offensé et de mes réticences initiales. Désormais enthousiaste, je trouvai même le procédé génial, bien plus pratique que la Sergent-Major, les interlignes, la taille des lettres, les taches et le buvard pour les absorber. Mon père poursuivit son travail, renouvelant les pages pour chaque classe où les candidats composeraient. A un moment donné, appelé par ma mère pour quelque tâche ménagère,  - remplir un panier de pommes de terre depuis les profondeurs de la cave -, mon père abandonna sa mission, laissant son poste vacant, ses lignes inachevées. Une suspension opportune ! L’occasion était trop belle pour exercer mes talents précoces d’apprenti écrivain  (je venais tout juste d’apprendre à lire et à écrire !). Monté sur la  chaise libérée par celui qui part à la chasse… et perd sa place, à genoux pour être à bonne hauteur, l’index droit tendu, je ressentis l’appel irrésistible du progrès technique : l’outil en libérateur de ma créativité. A mon tour de pianoter au petit bonheur sous l’écriture paternelle ! Le résultat afficha d’abord une série continue de « xxxxxxxx », puis un alignement régulier « azertyuiop^ ». La touche « Majus-cules » que j’enclenchai marqua un joli B, un honnête H, un extravagant W, un élégant O. Très en confiance et même avec une certaine euphorie, je m’essayai à écrire une courte phrase, emporté par mon élan… 

Au claquement sec d’une porte qu’on referme, je désertai subitement le théâtre des opérations, filai dans ma chambre où je rejoignis les moutons sous le lit. De retour, mon père reprit son œuvre interrompue (4), sans doute la tête un peu moins lasse, et rencontra ces arabesques folles que j’avais imprimées. Un instant en colère pour ce sabotage enfantin sacrilège, il se radoucit bien vite en lisant ce message spontané : « Jadormonpapa »  

(1) Certificat d’Etudes Primaires (CEP) 1866-1882-1989

(2) Clin d’œil à Théophile Gautier, Premier sourire de printemps

(3) Selon la mythologie grecque, cet Argonaute (Ancaeos) s’apprêtait à boire sa coupe de vin quand on le prévint qu’un sanglier saccageait sa vigne. Il s’y rendit sur-le-champ. La bête lui fonça dessus et le tua. Le devin l’avait pourtant prévenu.

(4) Clin d’œil à Victor Hugo, Elle avait pris ce pli… Les Contemplations


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