Une nouvelle signée Jean-Pierre ORCIER dans laquelle nous retrouvons Marie Morlan, une vieille connaissance.
L’aigo-ardènt
Par Jean-Pierre ORCIER
Illustration JFG
Marie était vigneronne, pas peu fière dans ses vieux jours d’être propriétaire récoltante et coopératrice à la Figanièroise(1). Elle n’en tirait aucune fanfaronnade car c’était au fond la juste et méritoire récompense d’une vie de labeur soumise aux aléas imprévisibles d’une agriculture capricieuse. Avec son défunt mari, elle avait trimé, jour après jour, pendant les meilleures années de sa jeunesse pour défricher puis planter une campagne à l’abandon héritée d’un ancêtre, le vieux Saurin. Ainsi, d’année en année, - les fastes comme les calamiteuses -, la modeste Grangue (2) avait gagné, parcelle après parcelle, sur les folles broussailles, la pinède touffue et les massacan à mouloun. En s’épaulant l’un l’autre, le jeune couple obstiné avait cru avec raison à la fuite utile des jours, à l’exemple du célèbre semeur (3). Ainsi, avec une double mesure d’huile de coude, il avait réussi son pari sans ménager sa peine à l’ouvrage, à coups de magau poussiéreux, de faussoun transpirants, de daio harassants (toute une panoplie d’outils à main !) et au prix de passages incessants de charrue que halait l’indispensable et courageux cheval. A l’époque, la mécanique pétaradante et novatrice (4) n’avait pas encore franchi l’Atlantique ! Au début, la priorité absolue, c’était de subsister, de ne manquer de rien d’essentiel, surtout pour les petites. Dieu garde ! Le superflu viendrait peut-être ! Et on verrait plus tard de se hisser, par une volonté chevillée aux tripes, vers une condition reconnue, un état respecté de noblesse paysanne. Maintenant, la terre promise de ce vignoble était belle, bien tenue, mère féconde d’un nectar réputé qui allumait les pupilles et ravissait les papilles (du Côte de Provence !). Le vin tiré, en infime partie bu, le gros était vendu, rapportait de quoi vivre bon an mal an, au gré de rares embellies et de crises terribles…
Parmi les privilèges d’une situation bien établie désormais, le droit de « bouillir » n’était pas le moindre. Sur les mille premiers degrés d’alcool pur, Marie ne payait aucune taxe aux « Indirectes », comme la réglementation d’alors le lui autorisait. En bonne logique, elle pouvait donc espérer un peu plus de onze litres d’aigo-ardènt à 90°. Du brutal (5) certes ! De la pomme, il n’y en avait pas, mais plutôt du bon marc de raisin ! Bien avant la loi (6), son utilisation personnelle était des plus modestes, une consommation sans abus, consacrée à des dons familiaux, à de bonnes manières pour services rendus et à quelques fabrications artisanales aromatiques de son cru. Au village, selon l’usage, impensable et incongru de ne pas recevoir du monde sans offrir un chicouloun de vin de noix ou de vin cue, quelques panso à l’eau-de-vie ou un petit verre de « tord-noyaux » (du remonte-pente du tonnerre à base de noyaux d’abricots !) pour régaler les palais et faire digérer ! Testa es tant beou que béure emé la testo ! Sa provision de gnôle en bonbonne, Marie la dédoublait généreusement avec de l’eau distillée pour la rendre délectable, puis elle la répartissait dans des bouteilles qu’elle étiquetait minutieusement de son écriture tremblante, après les avoir bouchées fermement de lièges coniques. Ce trésor spiritueux reposait ensuite dans l’arrière-salle d’une vaste entrée, à la fois débarras et cave fameuse - un saint des saints -, ordinairement sombre, au rez-de-chaussée de sa maison à étages. Il vieillissait là en compagnie de la vieille mastre vermoulue qui ne pétrissait plus, derrière des jarres joufflues remplies de fèves, près de deux ou trois chaudrons de cuivre cabossés déposés en plein mitan, entre les clapiers à lapins abandonnés, la provision de chêne sec et les barriques vides sagement alignées, sous des estrasses en lambeaux, à même le sol terreux.
L’aigo-ardènt : l’eau-de-vie ; magau : pioche ; faussoun : instrument tranchant entre la hache et la serpe ; daio : faux ; chicouloun : un petit coup ; vin cue : vin cuit ; panso : raisins à gros grains ; Testa es tant beou que béure emé la testo : Goûter est aussi beau que boire avec la tête ; mastre : (francisé) pétrin ; mitan : milieu ; estrasses : (francisé) vieux linges, chiffons
(1) Coopérative vinicole fondée en 1923 ; (2) nom de la campagne dans le quartier éponyme de Figanières ; (3) clin d’œil à Victor Hugo, Saison des semailles, le soir (La chanson des rues et des bois) ; (4) Tracteurs Farmall, Mc Cormick-Deering ; (5) Dialogues de Michel Audiard dans le film de Georges Lautner « Les tontons flingueurs » (1963) ; *(6)Loi Evin (1991)
Quiconque malintentionné, pénétrant dans cette demeure par une porte vitrée occultée d’un rideau bruni au soleil, y aurait certes un accès quasi direct, sauf à s’orienter à grand-peine parmi la pagaïe naturelle de l’habitante et à laisser ses pupilles s’accommoder à la pénombre au fur et à mesure de sa progression à coup sûr divagante. A vrai dire, un parcours du combattant truffé d’obstacles tracassiers fortuitement dressés ! Saugrenue, cette éventualité n’aurait effleuré pas même un cheveu de Marie car, au pays, les villageois se connaissant tous - d’honnêtes gens simples et travailleurs -, pas de risques de chapardages ou alors quelques rares enfantillages vite oubliés. Néanmoins, le soir avant de se coucher, elle donnait un tour de clef depuis la mort de son mari, plus une pratique pour la forme que l’écho d’une crainte instinctive du vol… ou pire. De jour, le mécanisme de la serrure libéré, infailliblement, le battant de bois si peu entrouvert, dans les deux sens, chatouillait une allègre campaneto montée sur ressort qui alertait de son tintement argentin l’aimable indigène d’une visite. Or, depuis quelques temps, cette sonnaille tintinnabulait sans raison puisqu’aucune connaissance amie ne s’annonçait avec son rituel jovial « Bèn lou bon jour dins l’oustau ! Marie, coume vai ? » Au début, le phénomène, plutôt unique en son genre, n’avait que fort peu interrogé la citoyenne descendue prudemment de sa cuisine par un escalier tournant à hautes marches qui l’obligeait à prendre son temps vu son âge. Sans doute, avait-elle mal refermé et un courant d’air cinglant avait-il actionné malicieusement la guillerette musique ? La chose se renouvela pourtant dans la semaine à des heures diverses, puis à plusieurs reprises les jours suivants, à une cadence journalière enfin, avec le même constat bredouille : degun dans la pièce et toujours ce drelin-drelin diabolique ! Une bourrasque n’étant plus en cause, ni même quelque chatte en vadrouille profitant d’un entrebâillement infime, Marie avait appelé avec insistance d’abord : « I a quaucun ? », avait tendu l’oreille dans le vide à la suite, lancé encore un « Qu’es acò ? » lourd de doute, s’attardant sur l’improbable craquement d’une grotesque gesticulation qui ne venait pas, et, sous le modeste éclairage d’une ampoule plafonnière, avait farfouillé en vain à la recherche de quelque hypothétique malandrin camouflé dans une cachette improvisée. Pas âme du tout, ni bonne ni démoniaque, dans la place ! Fatalement chiffonnée, l’ancêtre, escagassée à la longue par ses allées et venues infructueuses et pénibles, gambergeait ferme à cette manifestation sonore inexpliquée qui tenait du mirage. D’autant qu’en apparence et même en furetant sommairement, rien n’était bouleversé, rien ne manquait dans le désordre ordinaire du lieu. De quoi devenir chèvre qu’elle traduisait dans son patois local par un « siéu fouale ! » à haute voix et pour elle-même ! Pourtant, à la suite d’une même mésaventure, un indice opportun lui mit la puce à l’oreille. Dans son capharnaüm, parmi le cocktail de mille senteurs que seul un nez de Grasse aurait complètement percé, - de la crotte séchée de lapins, du vieux bois ciré, de la terre humide, de la vinasse répandue, du foin oublié, du cuir de harnais, du café vert qu’on a grillé, de la lavande, du fenouil, de la menthe en bouquets suspendus, de la térébenthine du pin… -, des arômes ajoutés d’aigo-ardènt dominaient tout le reste. Marie qui avait l’odorat fin ne pouvait se tromper. En s’approchant de sa réserve, elle aperçut sur le sol quelques taches sombres d’où s’exhalaient des senteurs capiteuses : de la précieuse liqueur avait été fraîchement renversée. Aussitôt, repoussant les vieilles loques qui recouvraient son cher ravitaillement, elle se saisit d’une bouteille la plus à portée de main et découvrit qu’elle était largement entamée. Le fond n’était même pas loin. C’était donc ça ! Le pot aux roses se dévoilait enfin, mais restait à savoir qui en détenait le secret. Quelqu’un lui couillonnait sa goutte, et, assurément, l’appréciait à goulées répétées. Un air de revenez-y de plus en plus fréquent ! Ce n’était pas tant la fauche qui enquiquinait Marie, de nature généreuse, (à la demande, elle n’aurait pas hésité à donner un litre !), mais davantage le biais cachotier et malhonnête pour y parvenir. Cela méritait un retour de bâton, d’user d’une entourloupette facétieuse et revancharde aux dépens de l’épicurien culotté. Auparavant, méthodique, Marie visait à se mettre dans la peau du brigand jouisseur, à manifester la même roublardise, à décortiquer la combine employée pour garantir la réussite de son forfait.
campaneto : clochette ; degun ! : personne ! ; I a quaucun ? Qu’es acò ? : Y a quelqu’un ? Qu’est-ce que c’est ? ; escagassée : (francisé) éreintée, fatiguée ; Bèn lou bon jour dins l’oustau ! Marie, coume vai ? : Bien le bonjour dans la maison ! Marie, comment va ? ; siéu fouale ! : je suis folle !
A y réfléchir, un aller-retour depuis l’entrée impliquait nécessairement un tintement doublé à intervalle rapproché, or, chaque fois un seul résonnait dans la maison. A l’évidence, il ne pouvait se produire que dans la fuite ! Marie soupçonna alors le scénario probable de l’embrouille et, pour en avoir le cœur net, se prêta à une petite expérience. Sortant de chez elle, elle attendit que le carillon se calmât, puis, muée en resquilleuse rompue à l’exercice, ouvrit de nouveau discrètement, laissant un mince espace entre le battant et le rectangle du dormant de façon à ne point heurter la clochette. Enhardie, elle écarta le passage avec une lenteur si patiemment calculée que la petite sphère métallique normalement libre de tambouriner contre sa panse d’airain se trouvât pour de bon coincée par le haut de la porte. Se couler à l’intérieur sans éveiller le moindre tintouin l’obligea néanmoins à se frotter contre le bois par saccades précautionneuses en esquichant sa respiration et en serrant des fesses. Surprise, elle y réussit en songeant que le larron, sûrement pas bien épais, tout aussi menu qu’elle-même, connaissait couramment les lieux et, par un hasard qui fait trop bien les choses, l’avait sûrement interrompue un jour dans ses transvasements passés pour quelque requête futile ou alors une causette anodine. Qui ? C’était la question aux multiples réponses ! Peut-être en avait-elle une petite idée ? Quelqu’un de dégourdi, à l’esprit retors aiguillonné par ce penchant tenace : s’empega à tout prix. Dedans, dans l’impossibilité d’actionner l’unique interrupteur hors de portée, elle n’y vit goutte à cause de la clarté extérieure qui avait rétréci sa pupille l’instant d’avant. Cependant, sous peu, elle distingua des formes familières, songea qu’au moyen d’une loupiote de poche en main, elle se dirigerait sans se cogner sur un coin de meuble ni renverser quelques poteries en terre cuite bien garnies. Imaginer la suite n’était pas si compliqué une fois le graal convoité repéré. Fallait-il que le fripon fût à tel point esclave de la boisson pour siphonner à même le goulot et à lampées successives un alcool qui restait fort ? Une dépendance funeste pour la santé, une mort à petit feu ! La bouteille proprement rebouchée, mais imprimée de traces de doigts sur la poussière qui la recouvrait, déposée à la va-vite dans son logement rudimentaire, ne demandait qu’à être honorée, telle une fille d’Eve, le plus souvent possible et avec une volupté consommée, à la santé de la vigneronne ! Pour l’ivrogne impénitent, avec un coup dans le nez qui ruinait toute prudence en brouillant son esprit, la sortie était forcément tapageuse et euphorique. Alors, au diable la clochette ! Marie se persuada de la justesse de son intuition ; ça ne pouvait pas être autrement. Mais, on allait voir ce que l’on allait voir, paroles de coucourde avertie qui en valait deux ! Cependant la riposte, animée sans la moindre colère, ne se voulait en aucune façon méchante (après tout, elle n’était pas à un litron près, fut-il de gnôle !). Dans le caractère de Marie, elle prendrait la forme d’une facétie propre à mettre les points sur les i tout en rigolant un peu…
Jeune et séduisante, le visage trop fardée au point de s’en donner un autre (1), la belle Mireille se disait comtesse, se cachait sous un nom de scène, comédienne d’un soir qui menait grand train au temps de sa splendeur. En tenues extravagantes, elle s’affichait au bras de galants fortunés qu’elle renouvelait par périodes selon ses caprices ou sa lassitude. Cheveux blonds au vent en décapotable rutilante (2) au milieu de charretons grinçants tirés par un unique cheval qui n’avait rien de mécanique ou coiffée d’une large capeline à rubans de la dernière mode, en flânerie champêtre le long des vignes, sous une ombrelle chinoise, elle détonnait par son oisiveté, son port altier et fastueux parmi les paysans laborieux de la rude campagne. Au fil des ans, sa beauté s’était fanée, sa grâce s’était ternie, - les outrages du temps qu’avait accentués une vie de noctambule, la cigarette au bec, la coupe d’un cocktail exotique à la main -, son caractère anguleux s’était aigri, ses amants s’en étaient allés courir la prétentaine sous d’autres cieux et sa bourse jadis opulente s’était rétrécie comme une peau de chagrin, - vendus l’un après l’autre les bibelots surannés qu’elle possédait encore -. Désormais indigente délaissée, cette vieille décharnée vivotait avec la solitude et la piquette bon marché pour compagnes.
s’empega : s’enivrer ; Coucourde : (francisé) courge
(1) Clin d’œil à William Shakespeare : « Dieu vous a donné un visage, et vous vous en fabriquez un autre », Hamlet
(2) roadsters Triumph, MG ou Thunderbird
En oripeaux usés jusqu’à la trame, vestiges ruinés de ses robes d’antan, les bras secoués de tremblements involontaires, elle divaguait par épisodes dans les ruelles, en délire alcoolique, maudissant le monde à travers sa bouche édentée, effrayant les bambins de sa trogne de poivrote patentée.
- « Vesès ! C’est Gangasseto qui en tient une bonne ! On dirait qu'elle bat l'aiet avec son bras ! » avertissaient à son approche les passants qui l’affublaient d’un surnom blagueur, selon la coutume du village, en raison des secousses répétées de son corps (1).
De temps à autre, une fois sa cuite cuvée, un brin de lucidité dans les yeux, la famine au ventre, elle apitoyait quelques braves paysannes affligées par son délabrement, quémandant quelque provision de bouche pour subsister, malheureuse cigale qui ne dansait plus. Comme elle savait que Marie l’avait à la bonne, elle rodait par facile calcul dans son impasse, l’espérant de retour de ses jardins, sur le pas de sa porte souvent grande ouverte, afin de remplir une banasto de légumes frais cueillis. La brouette bien garnie prête à être déchargée, la vigneronne lui tendait de bon cœur quelques-unes de ses productions maraîchères, lui faisant bon poids car sa terre était bien trop abondante pour elle toute seule. Alors, un sourire grimaçant ânonnait un dérisoire gramaci, tout ce que pouvait offrir la pauvre loque en échange. Sans doute dans ces instants-là, requinquée temporairement, retrouvait-elle un peu de sa tête, une acuité ciblée tant visuelle qu’auditive pour se familiariser au présent quartier ? Combien de fois avait-elle entendu la clochette qui brinquebalait à plaisir ? Souvent, avait-elle entrevu le dedans de ce rez-de-chaussée encombré qui semblait détenir maints trésors ? Certainement, à chaque allée et venue de l’habitante ! Son nez aussi ne pouvait la tromper quand on renverse maladroitement du vin qui imbibe le sol terreux, au moment d’embouteiller en soutirant une bonbonne perchée. Une foule de détails qui imprime la mémoire sélective et intéressée d’une ivrognesse en privation brutale ! Le manque ! Ce besoin aigu, impérieux, une nécessité vitale et indomptable, l’avait poussée à s’introduire comme une voleuse dans le logis, sans ameuter l’occupante en bloquant la sonnaille habilement. Sous la clarté d’un pichot fanau, l’exigence plus forte que l’instinct l’avait guidée, lui ouvrant la voie malgré la barrière des ustensiles éparpillés. Certes au début de sa quête, elle avait farfouillé au petit bonheur à tâtons d'une main, s’était heurtée à l’anse débordante d’un cuivre mâchuré, avait boulégué un ou deux vases pesants, s'était égratignée à du grillage de poulailler qui traînait, un temps, s’était exaspérée de faire chou blanc. Malgré tout, elle s'était obstinée, ses sens ne pouvaient la tromper. Avec la trouvaille sublime et inespérée, l’exaltation l’avait submergée au plus profond de son âme. Le bouchon extirpé avec les dents, ses lèvres tétant goulûment la chopine, elle se régalait de cet alcool ; c’était du bon, du fort, du goûteux à souhait, qui brûlait le gosier, qui lui remontait une giclée pourpre aux joues et mouillait ses yeux mornes, au point de pousser un « ah ! » guttural prolongé d’euphorie intérieure. Le pli était pris… qui durerait...pensait-elle !
Comme de bien entendu, le corps malingre de Gangassetto implora derechef sa dose quotidienne. Pour apaiser cette soif inextinguible, la picoleuse savait s’y prendre à la longue. Ce matin-là, elle se faufila à travers l’étroite ouverture comme une chatte furtive qui n’a que la peau sur les os, serpenta dans la pièce comme si elle était chez elle, sans même recourir à son lumignon. Certes, la bouteille se voyait le fond, mais que diable, il y en avait bien d’autres ! Au moment de la saisir et d’en ingurgiter le reliquat, un cri de Marie à l'affût : « Arresto, Mirèio ! Es de vin aigre ! » A cet instant, la lumière de la pièce jaillit, découvrant les deux femmes face à face. Prise sur le fait, la chapardeuse, tétanisée, eut un réflexe de surprise mêlée de peur, un sourire gêné et douloureux de fillette qui a commis une bêtise sous les yeux sévères de sa mère. Pour la paysanne, la blague concoctée avec malice, - la substitution de l’aigo-ardènt par du vin blanc piqué -, avait tourné court. De goguenard en prévision, son visage s’était attendri, son air semblait même indulgent.
Vesès ! Gangasseto : Voyez ! Gangassette, du provençal gangassa, s’agiter, branler ; l'aiet : l'aïoli ; banasto : panier ; gramaci : remerciement ; un pichot fanau : un petit fanal ; boulégué : (francisé) bougé ; Arresto, Mirèio ! Es de vin aigre ! : Arrête, Mireille ! C’est du vinaigre !
(1) Les patronymes étant peu variés, il était commode d’user de surnoms imaginés suivant le caractère, une particularité physique ou morale, une campagne militaire de l’individu, etc.
Dans la pénombre, la silhouette de la visiteuse, reconnaissable entre mille, avait conforté une de ses suppositions et provoqué ce coup de théâtre, cette marche arrière in extremis. Mue par un sentiment inattendu de compassion, celle-là avait interrompu le geste car il n’est pas chrétien de rire aux dépens d’une malheureuse qui aurait certainement recraché l’acide potion. Sans doute pour cacher sa honte et son terrible désarroi, Mireille allait s’enfuir malgré la faiblesse de ses jambes lorsque Marie lui prit la main, l’entraîna doucement contre elle, lui fit signe en direction de l’escalier qui menait à sa cuisine et offrit cette parole conciliante :
- « Allez, vai ! J’ai ce qu’il te faut là-haut ! »
Moralité : A cette époque-là, la lutte antialcoolique passait par l'école. Enfant, Marie avait sûrement été impressionnée par le tableau mural du Dr Galtier-Boissière au titre évocateur : "L'alcool, voilà l'ennemi !" On y voit, "avant l'alcoolisme", un homme sobre au visage soigné, aux organes en parfaite santé et, "après l'alcoolisme", le même négligé, ridé, au foie cirrhosé, à l'estomac ulcéré, au cœur graisseux. Une pédagogie de la peur renforcée par des maximes répétées à l'envi :
- "La porte du cabaret conduit à l'hôpital!"
- "Le vitriol tue vite, l'alcool tue peu à peu !"
- "L'homme gris voit trouble, l'homme ivre voit rouge, l'homme ivre-mort voit noir !"
Sagement, en dépit des mœurs de l’époque, Marie jugea inutile et stérile de faire la morale à la pauvre femme, dans son état. Par expérience, elle craignait de générer un sentiment profond de culpabilité et de honte déclencheur d'un geste grave et désespéré : le suicide. Le recours à la médecine, à une cure de désintoxication ou encore à l'organisation d'entraide "aux alcooliques anonymes" participerait sans doute à une guérison sous condition d'une sincère motivation et d'une réflexion approfondie de la malade. Marie ne pouvait lui apporter que son humanité, sa bienveillance pour essayer de doser à la baisse sa boisson.
vai ! : répétition de allez !
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