vendredi 5 mai 2017

Louis et Léa





« Théophraste Goncourt et Jules Edmond Renaudot »


 

                                                          Récit picaresque de Jean-Pierre ORCIER
                                                                                                               Illustration jfg


En vieillissant, Louis ne pouvait pas prononcer correctement un nom propre qui ne lui était pas familier sans l’écorcher horriblement. Ce n’était pas qu’il essayât d’attirer l’attention ou qu’il y mît de la mauvaise volonté. Non, tout au contraire ! Sans le vouloir donc, le flot de ses paroles se bousculait au portillon de ses lèvres, les syllabes se renversaient à loisir et les voyelles se déguisaient sans raison, sans carnaval. Quant aux consonnes, perverses et indomptables, elles s’embrouillaient de bon cœur pour ne pas être en reste. Le tout composait des mots excentriques aptes à affoler le plus éminent des linguistes. Les exemples de cette infirmité bénigne étaient légions et engendraient souvent plus d’hilarité que de mélancolie. L’anecdote qui suit n’est pas prête de tomber dans l’oubli.
Il faut vous dire qu’en Provence les gens se méfient du soleil comme d’un ami qui se régale de vous jouer des tours. Au gros de l’été, la prudence exige donc de s’installer sous la frondaison de quelque large tilleul ou auprès de vieilles pierres, de préférence au septentrion, pour goûter à l’air du temps. C’était par un chaud après-midi, la sieste était oubliée depuis longtemps déjà et quelques retraités désœuvrés aimaient se retrouver au coin d’une rue fraîche ou sur une placette ventilée. Ainsi, à l’ombre d’un mur épais face à la modeste chapelle des Pénitents Blancs, des chaises longues complètement détendues papotaient, regroupées en ròdou comme les lactaires délicieux. Partisans du moindre effort, leurs hôtes savouraient le bon côté de leur rude vie de farniente. Des espadrilles bleues au bout de ses courtes jambes, un gros ventre dilaté comme celui d’une parturiente arrivée à son terme, deux bras dodus accrochés à un journal, la pointe d’une casquette qui piquait du nez de temps en temps, Louis était là, gonflant la toile de son siège de toutes ses rondeurs. A ses côtés, les lunettes au bout du nez, tête baissée mais buste droit, sa femme Léa crochetait consciencieusement un de ces napperons qui servent souvent de fraise à une fine porcelaine. Ce moment de tranquille sérénité était sans doute propice à quelques mises au point conjugales, à quelques échanges stratégiques familiaux.






- « Oh, Louis ! Tu y penses à l’anniversaire de Charlot ? C’est pour bientôt ! Il faudrait peut-être se bouger ! » attaqua-t-elle à brûle-pourpoint. 

Abaissant sa gazette dans laquelle il était plongé profondément, les yeux mi-clos, Louis prit le temps de retrouver ses esprits avant de questionner à son tour.

- « Diable ! Tu aurais une idée, toi ?

- Il aime lire, je pensais à un roman !

- C’est pas compliqué, prends-lui le Prix Congourt !

- Non, Louis ! Le Prix Goncourt !

- C’est pas bien le Prix Boncourt ? Il est renommé pourtant !

- Goncourt !

- C’est ce que je dis ! Le Prix Gombourt, c’est un bon choix en principe !

- Goncourt ! Goncourt !

-Oh ! Et puis si ça ne te plaît pas le Prix Tongourt, achète-lui le Prix Rinaudin ! »

 
ròdou : rond


Nous retrouverons Léa et Louis Mardi 9 mai



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