mardi 9 mai 2017

Louis et Léa (suite)



                                                                                  

                                                         «  C’est pour digérer »

                                                           Récit picaresque par Jean-Pierre ORCIER
                                                                                                    Illustration jfg

Louis n’était pas gros, encore moins adipeux, il était ventru, voilà tout. En Provence, on dirait un tripassu. Sans conteste, c’était un bon vivant affublé donc d’une insigne dilatation de l’abdomen en forme de ballon qui faisait disparaître toute ceinture en dessous. De fait, sa démarche en était affectée. En chemin, il s’évertuait à poser, au ralenti, un pied après l’autre dans une oscillation de pendule qui provoquait plus d’amusement que de compassion. Sa tête massive, son visage joufflu où pétillaient deux petits yeux malicieux au-dessus d’un nez épaté, ses cheveux lustrés en arrière avec une bonne dose de brillantine consacraient cette rondeur où se lisait la bonhomie cordiale du personnage. Combien de métiers avait-il faits ? 0n ne saurait le dire ! Bec fin autant que cordon bleu, il avait séjourné un temps dans les cuisines d’un restaurant réputé de Draguignan et avait conservé le goût des mets raffinés comme des plats rustiques mais appétissants, des poissons aux aromates, des viandes rôties ou mijotées, des gibiers à plumes ou de tout poil. En somme, il s’était donné la peine de gonfler cet embonpoint généreux qui éloignait inévitablement sa chaise de la table malgré son obstination à s’y coller. Du reste, la traversée de son assiette à ses lèvres étant plus longue et périlleuse que la normale, il arrivait que de la sauce en gouttes grasses n’atteignît pas sa destination ordinaire et s’écrasât à mi-chemin. Aussi, malgré une large serviette autour du cou, Louis arborait souvent, sur sa chemise, quelques décorations honorifiques décernées aux gastronomes maladroits et que l’on appelle des bougneto au pays. Légendaire, son coup de fourchette forçait l’admiration, mais souffrait cependant de quelques légitimes modérations que lui imposait avec difficulté sa femme lors de gueuletons bien trop copieux.




De suprême mauvaise foi, Louis se résignait pourtant à quelques privations, uniquement en belles paroles, entendons-nous ! Aussi, « Manger deux pâtes ! » ne signifiait pas autre chose qu’engloutir sans mentir une assiettée débordante de macaronis passablement assaisonnés, garnie de surcroit d’un monticule de râpé. Pas moins !
 
Cette fois-là, c’était lors d’un banquet d’anniversaire de mariage ; les témoins vous le diront, Léa, aux aguets, ciblait particulièrement la consommation de pain de son mari qu’elle dosait avec parcimonie et à bon escient. Néanmoins, malgré les « Louis, sois raisonnable ! » tout au long des agapes, le gourmand spéculait sur une faiblesse de sa vigilance, lorgnait du côté de ses voisins les plus proches, faisait mille mimiques suggestives assorties de signes de la main fugaces qui désignaient la panière convoitée, et, quand une âme compatissante conspirait à le secourir, il happait d’un geste discret une tranche qui disparaissait sur le champ sous une manche ou dans le pli de sa serviette. Alors, l’index appliqué en douce sur ses lèvres, il semblait le plus innocent des convives. Ce manège qui ravissait des complices alentours ne tarda pas à s’initier dès les entrées de charcuterie, prospéra ensuite avec une daube de sanglier qu’il fallait forcément saucer et atteignit son paroxysme avec l’apparition en bout de table de l’assortiment des fromages et son cortège d’effluves champêtres au final. Soit qu’elle le crut exceptionnellement vertueux, soit qu’elle ne fut pas dupe et qu’elle ferma les yeux par pure charité chrétienne, Léa consentit de son côté à lui octroyer une ultime tranche. Et puis n’était-ce pas incontournable d’accompagner quelque crottin de chèvre crémeux, pélardon des Cévennes sec, Brie onctueux ou autre camembert coulant, d’une lichette de miche croustillante ? A la surprise de l’entourage, Louis ne se jeta pas sur le plateau comme un crève-la-faim. Etait-il rassasié ? Se sentait-il un peu lourd ? Quelque chose qui ne passait pas ? Une once de sobriété venue sur le tard ? Tout en se caressant le ventre, il empoigna néanmoins le couteau qui le sollicitait allègrement, n’hésita pas une seconde à faire son choix et, avec un air de ne pas y toucher, se trancha une portion très mesurée de Roquefort, le roi des fromages selon lui et son collègue Diderot. « C’est pour digérer ! » déclara-t-il doctement avec l’approbation de l’Académie sur ordonnance. Naturellement, les facéties du bonhomme concentrèrent tous les regards des rieurs qui se régalèrent de l’alibi. Le pain disparaissant fatalement dès la première bouchée, Louis en sollicita d’autre pour finir son bout de fromage, prétextant que l’un n’allait pas sans l’autre.
 
un tripassu : un homme qui a des tripes et de l’estomac ; bougneto : taches de graisse


Cette fois, on le ravitailla ouvertement de presque toute la tablée au point qu’il dut nécessairement se resservir en brebis persillé, non plus une tranchette cette fois, mais carrément une tranchasso digne de son bel appétit. Pour sûr, le gaillard avait bien calculé son coup. Sa femme, en philosophe désenchantée, rendit les armes convaincue qu’on ne peut rien contre le naturel qui revient au galop. Cependant, elle le gronda pour la forme comme s’il s’agissait d’un petit enfant.
- « Louis, tu exagères ! Ta ligne ! »
La sienne travaillait davantage la courbure, voilà tout !

Bien entendu, cette saynète cocasse égaya beaucoup la galerie et resta gravée dans la mémoire des invités. Quant à Léa, elle oublia décidément les écarts de son cher comédien. Jusqu’aux prochains !

tranchasso : grosse portion



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