vendredi 15 septembre 2017

Le Pas de Giraud




C'est à une partie de pêche que Jean-Pierre ORCIER nous invite aujourd'hui pour la rentrée. Pas à la ligne, ni en mer mais dans un torrent tumultueux de Mons en un temps pas très ancien où les braconniers étaient du paysage et faisaient dans l'illégalité moins de ravages que d'autres dans la légalité aujourd'hui.

Bonne lecture.

 

                                                                                                           Le Pas de Giraud
                                                                                                          Par Jean-Pierre ORCIER

                                                                                                                  Illustrations JFG




Natif du village mais exilé loin de sa « patrie », mon « grand » disait souvent avec un pincement au cœur : « A Moun, creba de fam ! ». Il n’avait pas tort car la campagne y est pauvre et pentue, l’eau comptée et les pierres à mouloun. Dès lors, ce n’était pas faute de labeur et de coudes bien huilés ; les vieilles restanques qui gravissent les collines à la sueur des hommes d’antan en témoignent encore, mais la terre trop rare ne pouvait pas donner plus de fruit, du fond des sillons de l’araire ancestral. Aussi, en ce temps-là, les monsois, vivant sobrement, faisaient feu de tout bois et se décarcassaient à cueillir les présents aléatoires d’une mère Nature à leur goût trop chiche. Un peu chasseurs, un peu pêcheurs, beaucoup braconniers, toujours cueilleurs, gros travailleurs, souvent partageurs, à peine blagueurs, ils corrigeaient ainsi, au gré des saisons, une alimentation bien trop frugale. Une façon à eux de travestir, sans excès, la théorie machiavélique en théorie du ventre vide : la faim justifie les moyens, s’ils restent humbles bien entendu. Un jour, l’oncle Toine m’a raconté fort à propos cette histoire qui ne s’est jamais ébruitée, vécue à ses risques et périls par un paysan de la plus belle race, celle de la noblesse de la terre.

Sa musette n’était pas bien lourde, juste quelques « ustensiles » commodes mais défendus, pourtant Louis Giraud avait hâte de regagner son abri de fortune au bord de la rivière et de se mettre aussitôt à l’ouvrage. Il pressa le pas, savourant par avance les délices d’une pêche fructueuse infaillible. Pas la pêche à la ligne règlementée, la sienne… En chemin, la vue sublime et profonde qui s’évadait jusqu’à la mer se rétrécissait désormais à chaque pas, en contournant la colline. Les Plus Loins Louquiers étaient déjà dépassés et plus aucune habitation ne signalait une présence humaine. Le lieu n’était pas choisi par hasard. En contrebas, la vallée, tournée vers le nord, entaillait la roche blanche mouchetée du jade d’une sobre végétation pour se verrouiller en cul-de-sac à son extrémité, sous la face dénudée de l’imposante Audibergue. De part et d’autre, les flancs abrupts du relief en se rejoignant façonnaient les lèvres d’une gigantesque vulve d’où l’eau toute neuve jaillissait enfin à la lumière, après un long périple souterrain et mystérieux. Là, en amont de la cascade de la Pare*, naissait la Siagne de Mons que l’Administration clairvoyante avait jugée apte à limiter naturellement deux départements. Plus loin en aval, son ruban émeraude disparaissait de nouveau au plus profond de gorges étroites et verticales inaccessibles pour le profane. En ce début d’après-midi estival, à la confluence avec la Grande Siagne qui un jour croisa l’Empereur, la falaise glorieuse allumait son front pointu sous le soleil ardent. Louis ne se lassait pas de contempler sa vertigineuse audace. Face à elle, il s’arrêta un instant à la fois pour calmer son souffle sonore et saluer les trois cents cinquante mètres d’à-pic qu’un architecte fabuleux avait burinés puissamment à une époque antédiluvienne. L’isolement et la difficulté d’y accéder dévoilaient de ce séjour minéral une impression de bout du monde, d’une terre intacte, immuable et sans écho. Louis aimait passionnément cette toile austère, presque monastique, une nature brute et éternelle qu’il était sûrement le seul du village à savoir arpenter de long en large. Il se sentait chez lui, gardien d’un domaine sauvage inestimable dont il avait forgé la clef. En quelques inspirations profondes, il s’imprégna spontanément du parfum chaud et épicé d’un buisson d’immortelles qu’il frôla de la main, puis il repartit de plus belle. Comme les chevaux qui accélèrent à l’approche de l’écurie et de son râtelier espéré, Louis galopait maintenant au milieu de l’éboulis escarpé, enfonçant ses talons pour mieux amortir la descente sur la rivière, dans une gerbe de caillasse. Au passage, des genêts à balais desséchés, en bosquets épars, giflaient sans vergogne le braconnier qui n’en avait cure tellement son exaltation était intense. Encore quelques enjambées acrobatiques et Louis regagna enfin son terrain de pêche, couvant du regard l’eau bouillonneuse pleine de promesses qui jouait à saute-mouton sur le dos arrondi des pierres luisantes, en chantant de sa voix cristalline. Il posa son sac à même le sol pierreux face à l’onde et se désaltéra de deux ou trois larges goulées d’eau fraîche tirée de sa gourde militaire.

grand : grand-père ; « A Moun, creba de fam ! » : « A Mons, on meurt de faim ! » ; mouloun : tas
* ou de la Pale car en patois monsois, le r et le l se confondent souvent (voir carte d’Etat-major Fayence n°4-1934)
 Son premier souci fut de vérifier l’état de son bivouac, à deux pas derrière lui. Invisible, au ras du sol, écrasée par un énorme rocher incliné, la planque, semblable à un terrier de renard, se languissait de son invité occasionnel. Louis plia sa grande carcasse maigre comme s’il saluait avant d’y pénétrer. Pas de chasseur en livrée pour ouvrir la porte de cet hôtel aux cent mille étoiles, seulement quelques araignées pour filtrer les entrées, campées sur leurs toiles ciselées en travers d’un trou noir. Sans plus de salamalecs, les mains en avant pour faire le ménage, l’homme s’inséra à l’intérieur, laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité et retrouva avec joie, comme on retrouve une vieille amie perdue de vue, une chambre sommaire mais assez vaste que ceinturait une murette de pierres sèches en mauvais état. Le sol, en mosaïque de galets, de terre noire et de touffes herbeuses, descendait en pente très douce jusqu’à un foyer abandonné, tout contre le bloc. Une trace charbonneuse le long de la paroi attestait d’un usage répété depuis des générations et d’un tirage efficace qui assurait, en toute discrétion, la diffusion de la fumée. Du reste, par son silence, ses gestes mesurés, le camouflage de ses habits, le bronze de sa figure, le braconnier veillait à se fondre dans le décor comme la Nature l’enseigne à certains animaux. Il faut dire que l’opération nocturne qui allait suivre n’était pas tout compte fait dans la stricte légalité. Cependant, au cœur de ce site désolé et scabreux, Louis craignait moins un fonctionnaire assermenté étonnamment zélé qu’un confrère jaloux ou peu partageux venu du pays d’Outre Siagne. Placide de caractère, il reprit son inspection, collectant ici quelques bois éparpillés bien utiles à la nuit pour réchauffer sa solitude, écartant là les restes dédaignés du repas d’un carnassier. D’une poche profonde de sa veste kaki, il extirpa ensuite une gamelle en fer blanc qu’il déposa dans une niche à demi enterrée, lui confiant la charge de conserver au frais son casse-croûte vespéral. A la fin, jugeant son gîte propret et rustique à son goût, le campagnard se confectionna, avec force fougères fraîches qui abondaient alentours, une litière fastueuse digne de son rang sur laquelle il déroula une toile de gros drap que le temps avait rapiécée maintes fois. Après quoi, il testa de la main le ressort de sa couche et grogna en signe de satisfaction. A cet instant, Louis songea aux échos que les ruelles du village avaient relayés d’instinct de maison en maison auparavant, et, par suite, à la parole donnée la veille, une promesse qui justifiait son expédition solitaire du jour.
Sur les adrets caillouteux des collines, les femmes employées à la récolte de la lavande achevaient sous peu leur besogne parmi les dernières touffes bleutées et odorantes ; la tradition voulait qu’un bon dîner leur fût servi, gratifiant de belle manière leur entrain à la tâche. Hélas, la réserve de mère Barque, la patronne, criait famine et le fumoir ne conservait plus que la mémoire peu rassasiante de quelque parcimonieuse charcutaille aromatique qui pendouillait naguère au plafond. La fête ne s’annonçait donc pas sous les meilleurs auspices et la cuisinière se tracassait de n’offrir à ses convives en guise d’agapes que des pignen en conserve oubliés depuis l’automne, quelques rondelles de panisse et une poignée de figues sèches. A coup sûr, la honte lui monterait au front de faire manja de regardello à ses invités et ses pommettes ne rateraient pas de se colorer de pourpre pour outrage aux usages. Dieu garde ! Sa réputation sans tâche ne souffrait pas d’être ternie. Brave homme, Louis s’en était ému et, sans détour, avait entamé un tête-à-tête de conspirateurs avec sa voisine à la mine déconfite :
- « Combien ? 
- Vingt-quatre en te comptant !
- C’est pour quand ?
- Dimanche, à ma campagne des Gauds. Nous mangerons sous le tilleul, l’ombre y est fraîche, tu sais bien ! »
Louis opina et ajouta, content de voir se dissiper peu à peu des rides d’inquiétude sur le front de la vieille femme :
- « Ne te fais pas de bile ! » 

pignen : lactaires délicieux
manja de regardello : manger des mets imaginaires, manger en regardant son assiette vide
Les deux complices s’étaient compris à demi-mots car les expéditions nocturnes du bonhomme, secrets de Polichinelle qui ne sortaient jamais des limites du village, régalaient régulièrement les plus besogneux et les proches de longue date. Un don désintéressé…pour la gloire.
Soudain, interrompant l’harmonie routinière du lieu, un roulement de tonnerre étouffé ramena Louis à la réalité de sa mission. Négligeant ses pensées, il sortit d’un bond de son repaire afin de sonder le triangle de ciel que bornaient les collines encaissantes ; le temps encore ensoleillé et chaud changeait insensiblement, et, à en juger, un orage coutumier de la fin d’après-midi était proche, peut-être sur Escragnolles, Saint Vallier ou Andon. Louis ne le craignait pas, la pêche pourrait même être plus abondante. Indifférent, il haussa les épaules signifiant à lui-même qu’il était temps de se mettre au travail. Il récupéra son sac prestement, sortit d’une poche latérale un petit faussoun emballé dans du papier journal et s’enfonça, l’outil à la main, dans un épais bosquet où aulnes, saules, figuiers et broussailles mêlées se chamaillaient quelques pouces de terre humide entre les roches laiteuses de la berge éclaboussée par les flots bondissants. Il n’eut pas à chercher longtemps un long rejeton de coudrier sauvage monté vers la lumière qu’il tailla à sa convenance. Cette perche ne devait être ni trop mince ni trop souple, encore moins lourde ; il en élimina les rameaux inutiles et pratiqua à son extrémité la plus fine une encoche suffisamment profonde pour loger une cordelette en boucle. Prenant ensuite la précaution de ranger son outil tranchant dans la précieuse musette plaquée en travers de son buste, Louis choisit de remonter le lit aventureux, de pierre en pierre, s’équilibrant de sa seule main libre, l’autre prenant appui sur le bois. Ravitaillée par deux ou trois cascatelles en effervescence, une première vasque naturelle, une belle « laune » qui l’espérait comme une jeune promise, avait poli le miroir de ses eaux vertes et limpides pour l’accueillir de tout son éclat. L’ombre du grand prédateur surgissant à l’improviste, quelques truitelles effarouchées, en villégiature dans ce havre paisible et charmant, filèrent sans demander leur reste sous des refuges obscurs de branchages abattus ou de roches en surplomb, à faible profondeur. Satisfait de son effet, Louis sourit à cette pêche en devenir qu’il estimait bien trop ridicule et indigne de sa morale d’homme des bois. A pied d’œuvre, le braconnier jaugea d’un coup d’œil la longueur du bassin, farfouilla ensuite dans son sac et finit par opter pour un filet qu’il jugea de taille appropriée. Il le déroula avec précaution sur la rive moussue, veillant à décrocher quelques mailles emmêlées. C’était un rectangle de fils fins et solides entrelacés à dessein en gros losanges afin de leurrer seulement les belles prises, bordé sur le côté le plus long par de minuscules flotteurs de liège et muni du côté opposé de doubles cordonnets répartis à intervalles réguliers. En se retournant, Louis ramassa alors trois ou quatre galets gros comme le poing qui blanchissaient au soleil, puis, en deux coups de faucille donnés de biais, creusa une entaille sur chacun d’eux. Cette tâche exécutée, il les noua, un à un, au filet grâce aux cordonnets qu’il coinça solidement dans cette échancrure en V. Ainsi, ces pierres rondes et lisses n’auraient pas la malice de s’échapper de leur logement, parole de vieux braconnier ! Le piège lesté de la sorte, sans avoir recours à des plombs trop pesants à charrier, attendait d’être disposé sur le fond irrégulier du torrent, à la verticale et au fil de l’eau. A cet instant crucial, Louis releva la tête en sursaut pour jeter un regard de voleur à la ronde ; le réveil d’une crainte puérile d’être pris la main dans le sac l’aurait-il alerté ? Que non ! Tout bonnement, un cumulus bien sombre qui montait vers le nord avait occulté subitement le soleil dont les reflets sur l’eau n’éblouissaient plus la pupille rétrécie du pêcheur. Bref, un fortuit clair-obscur de peintre sur la toile de la rivière était seul coupable de ce geste de surprise. Se ressaisissant sur le champ, Louis glissa la boucle, en tête des flotteurs, dans l’encoche de la longue perche et, par petits coups successifs, reculant une main après l’autre pour allonger la portée du bois, éloigna le rets invisible de la rive où il se tenait. Il vérifia encore qu’aucun zigzag ne vînt briser la ligne droite et intermittente des bouchons de liège, après quoi, d’un geste vif, il dégagea sa perche. Libéré et bien tendu, le filet qui se confondait avec les algues brunes du fond serait impitoyable pour ses proies, de belles «Fario» à la robe pigmentée qui chassaient la nuit. Une corde solide qui le reliait au bord était la seule trace à peine visible de cette opération initiatique. Fort de sa pratique, Louis recommença ses menées adroites et discrètes, sans relâche, de « laune en laune », en direction de la source.

faussoun : faux, faucille
A la fin du jour, sur treize filets, seul le plus long restait, qu’il réservait traditionnellement à un vivier sauvage, réceptacle poissonneux d’une cascade réputée infranchissable, plus bas au fin fond des gorges. Sa besogne achevée en amont, il s’arrêta enfin, abandonna la perche devenue inutile, revint sans tarder sur ses pas et rejoignit le refuge dans lequel il jeta son sac après l’avoir vidé complètement. Sachant qu’il ne couperait pas à goûter la flotte de gré ou de force, il se dévêtit afin de garder au sec le gros de ses habits. En aval, le lit se rétrécissait rapidement, se faufilant entre les collines karstiques par un couloir aux parois graduellement verticales et profondes. Son filet à la main, le pêcheur s’y aventura, tantôt sautant d’un rocher à l’autre, tantôt s’enfonçant jusqu’à mi-cuisse dans l’eau froide dans les passages les plus étroits. La rivière, en basses eaux, qui chantait jusqu’alors allègrement de gour en gour, grondait gravement maintenant dans la caisse de résonnance des barres rocheuses surplombantes ; sa couleur s’assombrissait nettement dans une succession de marmites sans fond, son courant plus rapide et tourbillonnant donnait même, dans les étranglements, des signes d’impatience annonciateurs de la chute impétueuse. En quelques foulées élancées, Louis surgit à son sommet, se plaqua au sec contre la paroi de la rive droite et, plongeant son regard dans le tumulte des eaux, demeura fasciné quelques secondes par le spectacle du flux se précipitant dans le vide dans des gerbes mousseuses d’embruns. Le passage semblait sans issue, ce verrou sans clef : un gouffre en avant, un rectangle de ciel en haut, à droite et à gauche une muraille sans aspérités. Quiconque arrivant en cette rupture de pente brutale n’aurait d’autre choix que de rebrousser chemin, abandonnant à regret le dessein de suivre le cours de la rivière. Pas pour Louis ! Ne manquant pas de cordes à son arc, l’homme avait pallié, de façon ingénieuse et simple à la fois, cette impossibilité naturelle à franchir l’obstacle lors d’expéditions précédentes en été. Sa démonstration fut aussi immédiate qu’audacieuse : sur un des flancs rectilignes de la cascade, à même la falaise poncée par le frottement de l’eau, des pieux en bois de cade qu’il avait chevillés le long d’une fissure en biais étaient les barreaux tenaces et imputrescibles d’une échelle primitive. Le débouché salutaire était là ! Louis empoigna les plus proches, testa pour la forme leur solidité en une ou deux tractions, se suspendit à la force des bras et, balançant nerveusement une jambe après l’autre dans les airs afin de trouver un appui fiable en contrebas, descendit tranquillement chaque échelon comme s’il venait de remplacer une tuile de son toit. Il arriva ainsi sur une margelle providentielle qui ourlait sur plusieurs mètres le pied de la paroi, juste au-dessus des flots, puis il emprunta au sec cette venelle naturelle afin de s’écarter du bouillon de la chute. Peu profonde l’été, la « laune promise » qui s’étirait de tout son long sur une pente douce apaisait très vite le chahut de ses eaux et figurait, selon les expériences passées du braconnier, son meilleur filon pour ramener du poisson. Pour Louis désormais, il s’agissait de ne pas traîner car la lumière déclinait visiblement sur fond de lourds cumulus. Il empierra son dernier filet aussi vite qu’il put, sauta à l’eau sans hésiter pour le déployer dans les règles de l’art et, son œuvre accomplie, se pressa de remonter par le même chemin et de rejoindre son abri afin de jouir d’un repos mérité.
A l’intérieur, il ôta son caleçon mouillé, se couvrit de ses vêtements secs, rassembla brindilles et bûches qu’il disposa en cône et alluma, à la flamme d’un briquet à essence, un feu dont la tâche essentielle était de lui tenir compagnie de sa lumière vacillante et de ses crépitements familiers. Puis, son ventre lui rappelant l’heure tardive par quelques gargouillements symptomatiques, il se régala d’un morceau de crespeou, de quelques tranches épaisses de saucisson et d’un peu de fromage de chèvre qu’il mastiqua longuement avec un quignon de pain pour faire durer le plaisir. Dehors, la nuit était noire maintenant, sans Lune, sans étoiles, peut-être même un peu trop chaude, chargée de puissantes flagrances de pin, parcourue par intermittence d’éclairs et de roulements de grosse caisse. Il ne pleuvait pas encore, pas ici, pas loin. Assis sur une pierre plate, calé contre la muraille, les jambes croisées devant le feu, Louis veilla longtemps afin de goûter sereinement la mélodie nocturne d’un orchestre de chambre improvisé où chaque soliste jouait sa partition : un bouhou de Grand-duc en vol, une stridulation de grillon en amour, un grincement de pipistrelle en chasse, un friselis de feuillage en mouvement, le tout sur fond de fredonnement argentin de rivière en balade.

crespeou : omelette au lard et aux herbes

Après avoir ajouté délicatement un dernier rondin dans le feu pour ne pas déclencher une gerbe de belugo, il finit par s’allonger, laissant ses yeux se perdre, petit à petit, au sein du ballet des flammes rougeoyantes et finalement se fermer dans la douceur de l’assoupissement.
Un coup de tonnerre dantesque secoua la vallée encaissée comme se levait piteusement un semblant de jour ; toute la gorge résonna d’un roulement de tambour continu et sinistre sous un ciel terreux zébré d’arcs électriques. La fureur de l’orage tira Louis des profondeurs de son sommeil et lui fit croire un instant à un effondrement imprévisible de roches, à une avalanche imparable de massacan. L’homme hasarda une tête hirsute par la seule ouverture de son logis. Déjà, des gouttes éparses, en grosses médailles, s’écrasaient violemment sur un sol trop sec tandis qu’une bourrasque soudaine et plus fraîche flagellait les broussailles alentours. L’averse tombait drue maintenant. Le braconnier se tâta. Fallait-il opérer sur le champ ? Attendre ? Il calcula que la pluie pouvait s’arrêter aussi brusquement qu’elle avait commencé et que tirer les filets sous si peu de lumière et sous la rincée était à vrai dire bien hasardeux. Il patienta donc, espéra un répit suffisant, tout en fouillant de ses yeux larges comme des soucoupes les taches encore opaques de cette fin de nuit. Là-haut, des nuages de plomb bataillaient furieusement décochant la foudre jupitérienne autour du pauvre pêcheur. Sans surprise, un éclair fulminant incendia la chape céleste ; Louis, sur une cadence pendulaire, n’eut pas à compter longtemps avant un nouveau grondement sourd et prolongé. L’orage était si proche. Pourtant, fort de sa prévision tout à fait arrangeante, il loua son nez car la trombe d’eau se calma après une dizaine de minutes battantes. Peut-être le ciel avait-il trop excessivement déversé sa colère ? Une trêve s’était-elle imposée parmi les belligérants ? Longue ? Brève ? Louis ne chercha pas midi à quatorze heures. Boutonnant jusqu’au cou sa veste en toile huilée, il s’élança, le sac en bandoulière, non par la rivière où il pouvait glisser et gaspiller son temps, plutôt par un sentier de pêcheur un peu à l’écart et libre de tout obstacle qui montait vers la source. Il arriva bientôt sur le plus haut bassin dont la couleur était changée, noire comme le ciel. L’eau ruisselait avec force maintenant et submergeait largement les abords envahis par les herbes. Louis retroussa son pantalon le plus haut qu’il put, pataugea quelques mètres en écrasant de belles menthes odorantes et se pencha pour mieux discerner le fond. Une truite respectable était prise, coincée au-delà des ouïes par les mailles fatales ; inerte, elle semblait morte. En revanche, signe de grande exaltation, Louis crispa les poings, son visage se figea aussi tandis que de ses mâchoires serrées sortit un couinement de souris prise au piège ; ça ne trompait pas, il était content. A l’aide de la cordelette, le braconnier manœuvra lentement son filet pour l’attirer vers lui et, aussitôt, une gerbe glacée l’éclaboussa copieusement. La paralysie n’était que façade. Dernière velléité d’évasion, ultime appétit de liberté ou signe d’alarme adressé à ses jeunes congénères, la captive avait convulsé instinctivement sa nageoire caudale encore leste. Peut-être, un adieu désespéré à sa rivière natale ? Indifférent à ce panache final, ravi de sa bonne fortune, méthodique dans le déroulé de ses gestes, Louis précipita le mouvement, ôtant les pierres l’une après l’autre et ramenant le poisson à sa portée. Comme une caresse, il coula ensuite sa main sous le ventre de la bête plus glissante qu’une savonnette et enfonça délibérément pouce et index sous ses opercules afin de s’en saisir commodément et de la dégager de l’entrave des mailles. La truite, animée de soubresauts désordonnés, les mâchoires grandes ouvertes, happait vainement une eau qui ne venait plus. Sans délai, d’un coup de galet sur la tête, Louis lui épargna une souffrance inutile et la fit disparaître au fond du sac qu’il avait tapissé d’algues et de capillaires humides. Le travail n’était pas achevé. Deux autres salmonidés plus modestes complétèrent ce premier relevé à la grande jubilation du pêcheur qui voyait dans ce tableau glorieux un bon augure pour la suite. Louis roula son filet à la va-vite et poursuivit sa quête, de vasque en vasque, entre les gouttes qui s’étaient remises à tomber sans excès pour l’instant.
Lorsque le jour se fit plus clair, que le profil des falaises devint plus net devant le fond nébuleux du ciel et que la végétation se maquilla nonchalamment de verts nuancés, Louis rejoignit son repère où il se sécha avec soin.

belugo : étincelles
massacan : pierres de belle taille
Puis, l’heure des comptes ayant sonné, il vida la biasso sur son lit végétal et fit le tri de son contenu. Sur onze filets récupérés, le braconnier dénombra dix-neuf truites dont une ou deux propres à satisfaire l’appétit d’au moins deux bouches gourmandes. Pourtant, Louis était contrarié, sa mine allongée parlait pour lui. Deux filets au moins que le courant plus fort avait embrouillés sur eux-mêmes ou autour de branchages flottants n’avaient raflé que des feuilles mortes et une malheureuse écrevisse à pattes blanches que le calcaire dissous engourdissait à la longue. Un autre avait disparu, englouti sous l’écume opaque d’une cascadelle. Surtout, la pêche n’avait pas été aussi bonne qu’espérée. Le contrat que Louis s’était lui-même fixé n’était pas honoré pour le moment et cette déconvenue le piquait au vif. Il n’était pas homme à abandonner la partie au milieu du gué, a fortiori chez lui dans la Siagne monsoise. Pour contrer ce défi à sa renommée, il lui restait l’ultime « laune », celle de la fameuse cascade sur laquelle il fondait son espérance et tant pis si son accès devenait de minute en minute plus hypothétique d’autant que la pluie redoublait. Effectivement, les gouttes s’écrasaient maintenant plus serrées et tambourinaient violemment la roche luisante. Sans aucun doute, le niveau de la rivière ne manquerait pas de s’élever encore. Le braconnier recouvrit sa pêche en vitesse de quelques feuillages humides puis, emporté par une sorte de frénésie endiablée, d’impatience démente, tendu comme un lance-pierres, il se rua dans la gorge, ignorant délibérément les dangers d’une équipée solitaire dans la colère des éléments. Près du but, un passage rétréci n’était plus à sec sur les côtés comme la veille et il dut raser une paroi ruisselante, l’eau à la taille, les mains à la recherche de prises fiables, pour éviter le gros du courant. Le visage dégoulinant, le pantalon collé à la peau, la veste vaguement imperméable encore, il grimpa sur un rocher qui faisait saillie et arriva sur la crête de la cascade. Sans surprise, la pluie était plus chaude que la rivière. Assourdi par le fracas des eaux, douché par des giclées glacées, Louis se saisit à tâtons du plus proche barreau qui se perdait désormais sous la chute gonflée, se recroquevilla pour prendre de l’élan, bondit et dégringola le long des bois suintants. Par bonheur, l’échelle oblique l’écarta du torrent et il atterrit sur la corniche maintenant noyée. Aucune lumière ne filtrait dans ces eaux noires brassées de tourbillons. Si du poisson était pris, il demeurait invisible. Immédiatement, le pêcheur sortit d’une poche un opinel à virole puis il tira sur la cordelette du filet qui affleurait. Une première pierre de lest apparut ; il trancha les liens qui l’enserraient pour ne pas dilapider la moindre minute à défaire les nœuds mouillés et renouvela l’opération, épiant l’apparition éventuelle d’une forme fuselée et blanchâtre. Deux pierres, rien ! Trois, quatre pierres libérées, toujours rien ! Plus de trois mètres de mailles vides, pas de truite ! Louis se sentit pâlir, le froid n’en était pas la cause. La dernière pierre qui ne tarderait pas à jaillir serait l’emblème de sa défaite. Pourtant, à cet instant critique, ses bras éprouvèrent une résistance tenace ; quelque chose bloquait malgré l’encroûtement habituel du fond. Un rocher éboulé avait-il créé une aspérité et coincé le filet ? Louis enfonça le bras jusqu’à se tremper le torse. Alors, il la sentit, du bout des doigts certes ; elle était longue, raide, huileuse, plaquée au fond : une bête exceptionnelle qui avait tout enchevêtré, piège, pierre, algues, bois, en se débattant de rage, qui avait scellé son destin un peu plus à chaque choc fougueux de tout son corps fusiforme. Une bouffée de joie ineffable envahit subitement le braconnier qui redevint, l’espace d’un instant, le petit enfant découvrant une belle orange, dans son soulier, le matin de Noël. A deux mains, Louis la hissa hors de l’eau, cette fario mouchetée de plus d’une coudée, otage des mailles mais reine légitime de la cascade qui, privilège de l’âge et de sa majesté, choisissait le meilleur affût parmi sa race : un poste nourricier à contre-courant,  mais fatalement exposé ! Pour le pêcheur invétéré, quel trophée somptueux ! Le fidèle sac fut l’humble linceul de cette noble carnassière. Alors qu’il manœuvrait son outil, les doigts dans les mailles, la tête baissée, les yeux perdus dans l’obscurité épaisse des flots, l’intrépide Louis n’avait pas repéré la montée des eaux qui s’intensifiait continuellement. Détournant enfin le regard, il comprit trop tard l’imminence du danger. Par-dessus le marché, des grêlons gros comme des œufs de pigeon s’abattirent instantanément, cinglant la falaise où ils rebondissaient avec force dans un crépitement sinistre. Par réflexe, le pêcheur recula contre la paroi qui le préservait sommairement selon le sens de l’averse.

biasso : sac, musette
S’éterniser dans le canyon, c’était se faire emporter comme le filet qui lui avait subitement échappé des mains, à cause des flotteurs, et avait disparu au diable Vauvert. Il fallait déguerpir en vitesse. A peine eut-il empoigné les bois de cade qui versaient comme les bouches de la Plu louancho Fouan qu’une vague prodigieuse déferla du haut de la cascade et s’engouffra violemment dans la gorge étroite. Un vacarme étourdissant éclata, sonnant l’alerte. Louis eut tout juste le temps de se suspendre aux premiers échelons pour éviter de sombrer dans la furie de l’onde, mais il ne put aller plus loin. Méconnaissable, la chute colossale lui interdisait le passage. Sous ses yeux atterrés, le braconnier vit ensuite d’épouvantables rouleaux en masse continue et mouvante engloutir le défilé, au point de masquer complètement le haut de l’échelle. Ironie lugubre de l’histoire, Louis était pris au piège à son tour : en bas, le courant dévastateur, en haut le déluge démesuré. Face à la roche lisse, contraint à l’immobilité, il se cramponnait entre les deux malgré le froid qui s’insinuait inexorablement dans tous ses membres. Peut-être la rançon de sa félicité était-elle à payer ? Le salut résidait dans l’attente passive, à la merci des cieux et du torrent. « Si l’eau monte encore, songea-t-il, la peur au ventre, je suis foutu ! » Pourtant, Louis écarta cette pensée morbide, se disant qu’il était certes en fâcheuse posture, mais qu’il était sauf. Pour le moment ! Du haut de son perchoir rudimentaire, il eut même un rire nerveux en se rappelant un conseil de son pauvre père pour braver les pires situations : « Accroche-toi aux branches ! » Dans son cas, il convint par dérision que le propre et le figuré se confondaient à merveille. Du temps passa, des minutes interminables durant lesquelles ses yeux inquiets ne cessaient de sonder la hauteur de l’eau, ses oreilles bourdonnantes de tester l’intensité du tumulte. Ses bras trop sollicités, soumis aux tremblements de muscles sous tension, Louis ne les sentait plus et il dut se contorsionner plusieurs fois avec d’infinies précautions, lâcher une prise puis l’autre, tour à tour, pour parvenir quelque peu à se détendre et éviter la crampe paralysante. Surtout, ne pas déraper ! D’ailleurs, à une reprise, il s’en fallut d’un cheveu qu’une de ses jambes ne glissât malencontreusement. Déséquilibré, le funambule malgré lui réussit in extremis à se rétablir au prix d’une torsion des reins instinctive et d’un affolement de son cœur. Une belle frousse ! Cloué sur place pour expier sa passion illicite, il n’eut d’autre choix que de se résigner et méditer sur sa condition qui lui semblait en aucune façon humaine, à deux doigts des eaux furieuses. Inévitablement, parmi moult vagabondages, son esprit aux aguets, exigeant une explication logique, échafauda un scénario bien réglé ; le seul vraisemblable était la rupture brutale d’embâcles de branchages et de troncs dans les goulets. En amont, l’eau, longtemps accumulée en surabondance derrière ces barrages temporaires, avait alors déferlé en vagues dévastatrices successives. Louis soupçonna une embellie probable : une fois les réservoirs vidangés, le torrent devrait s’assagir presque mécaniquement sans pour autant revenir à son étiage. Partisan de la méthode Coué, il se rallia à cette idée avec raison et rongea son frein en attendant la délivrance. Du temps passa qu’il ne put estimer raisonnablement.


L’averse de grêle n’avait été qu’un épisode violent mais heureusement bref, laissant la place à une bruine presque imperceptible qui finit par s’épuiser complètement. Peu après, un courant d’air chaud balaya la gorge de bas en haut précédant une timide éclaircie. Naturellement et comme prévu, le débit de la cascade s’affaiblit, le niveau du torrent chuta sensiblement. Levant la tête maintes fois, le miraculé constata enfin l’ouverture graduelle du passage : surtout, le cade avait résisté, les pieux salvateurs hérissaient de nouveau la paroi trempée. Louis était épuisé, gelé, raidi, mais au paroxysme de la joie. La voie était libre ; il était sauvé. Il décrispa des doigts bleuâtres qui conservaient la rondeur du bois, dénoua, une à une, les articulations ankylosées de ses bras, étira jambe après jambe pour stimuler sa circulation sanguine et entreprit, puisant dans l’ultime réserve de ses forces, une lente ascension vers sa résurrection. Lorsqu’il arriva à la cabane en se traînant comme un pauvre diable, le soleil chauffait de ses rayons et les nuages en paquets fuyaient sous l’attaque du Mistral. Louis se débarrassa de ses vêtements dégoulinants qu’il jeta aux quatre vents sur quelques branchages après les avoir essorés grossièrement, s’enroula dans le drap sec de sa couche, s’allongea en pleine lumière et sombra profondément dans un somme réparateur. C’est une fringale terrible qui fit ouvrir l’œil au rescapé de bonne constitution.

Plu louancho Fouan : Plus lointaine Fontaine (nom propre)
La carte de son auberge était certes spartiate mais ô combien bienvenue. Le gaillard n’avait jamais autant savouré un croûton de pain dur assorti d’un rataillon de fromage sec, tout ce qui restait au fond de sa gamelle. Un menu au goût de trop peu mais suffisant pour redonner quelques forces. Un peu requinqué, il se rhabilla et dut encore, en pêcheur averti, vider ses truites en commençant par la plus royale, celle qui avait failli lui coûter la vie. Une fois rincées à l’eau pure d’un gour voisin, il les rangea minutieusement et les recouvrit des filets humides. A la fin, le sac au complet était bouffi comme un ange et lourd comme un âne mort. Le braconnier vérifia ensuite qu’aucun indice trop flagrant ne dévoilât son obscure activité et prit sans regret le chemin du retour en songeant que l’heure, au soleil, devait être bien tardive pour rentrer en douce. Il suivit la rive gauche par une sente en zigzags, déboula par-dessus la source, évita prudemment le bastidon du Gabre et rejoignit, par le raidillon de la Colle, le village qui piquait sa sieste journalière au gros de la chaleur. Profitant de l’aubaine, Louis fit au plus court dans les ruelles désertées, souleva le heurtoir en forme de main à la porte de mère Barque, n’attendit pas qu’on lui réponde et pénétra d’emblée dans la cuisine où ronflait bruyamment l’insouciante habitante. Au bruit des pas pesants de l’intrus, elle se réveilla comme sonnait un coup à l’horloge de l’église et se leva péniblement en s’appuyant sur les accoudoirs gémissants de sa banquette.
- « Tiens, tu es là ? s’étonna-t-elle en raclant le fond de sa gorge. Je t’attendais plus tôt. » Puis, l’examinant de plus près à la lumière comme une maman qui doute de la propreté du visage de son fils, elle remarqua : « Tu as l’air fatigué comme une sùpi oubliée trois jours au soleil, je me trompe ? » Sans attendre de réponse, elle fit le tour de l’homme lesté et ajouta : « Pouah ! Tu sens le vieux gant qui s’est plus frotté au savon de Marseille depuis l’an pèbre, sais-tu ? »
A ces affirmations toutes féminines en forme de reproche, Louis répondit d’un haussement d’épaules pour en signifier la futilité, pivota sur les talons et préféra déposer sa charge sur la longue table. A la vue des joues rebondies du sac et au craquement du bois sous le poids, la villageoise se tut tout en allumant sa pupille d’une étincelle intéressée. Alors, un sourire teinté de malice sur les lèvres, Louis délaça d’un geste sciemment ralenti la ganse qui fermait la toile pour se régaler de l’impatience de sa comparse, sortit en vrac ses filets et versa dans une large tine en terre émaillée sa pêche miraculeuse qui déborda franchement sur l’évier tout proche.
- « Tu as de quoi faire pour demain ! conclut-il.
- Ô Bonne Mère ! Tout ça ? » lança-t-elle, estomaquée par tant d’abondance soudaine sur les malons de son potager.
Emoustillée comme une puce, elle exécuta deux pas d’une ronde sautillante en poussant de petits cris de joie enfantine.
Surpris et ravi de ces estrambord de fillette, la voix un tantinet goguenarde, le pêcheur fit mine de s’inquiéter :
- « Tu auras assez de fenouil, au moins ? »
Pas dupe, elle rétorqua en rigolant :
- « Et toi, assez de savon ? »
Fine mouche, la vieille femme devint grave.
- « Tu as pris l’orage, cette nuit ? Ça tonnait fort derrière le Pézou. Ici, il a rien fait, quatre gouttes, juste pour ramasser la poussière.
- Verai, tu parles d’une raïsse! Je me suis fait tremper comme une soupe, répondit-il, laconique. »
Mère Barque n’essaya pas de le cuisiner davantage. Les confidences n’étaient pas au menu du personnage dont les traits tirés parlaient à sa place. Elle lui demanda pour la forme ce qu’elle devait, sachant ô combien le bonhomme était généreux autant que taciturne.
- « Ne me fâche pas, c’est de bon cœur, rouspéta-t-il, tu me dois un merci et on est quitte ! » Il hésita : «  Et à l’occasion, dégote-moi deux ou trois bobines de fil, ça m’ira ! »
La larme à l’œil, la monsoise, dressée sur la pointe des pieds, le bisa sur les deux joues.

sùpi : seiche ; estrambord : transports d’enthousiasme ; Verai : Vrai ; raïsse : pluie violente
- « Gramaci !  Et prends soin de toi ! dit-elle. A demain, à la campagne ! Le repas sera prêt ! Je t’attends ! »
Déjà, Louis avait claqué la porte, oubliant ses filets. Rentré chez lui, dans le fond de son âme, il était heureux et apaisé et c’était tout ce qui comptait. En définitive, tendre la main à ses semblables, les tirer au mieux d’un embarras selon ses modestes ressources, sa nature débonnaire le lui dictait naturellement et sans chichis. Il s’était juré cependant moins de folie pour les prochains coups. Certes, il avait craint pour sa vie du haut de son juchoir précaire, mesuré humblement l’insignifiance de son existence, sondé l’enfer assourdissant de sa solitude, mais une fois repu et ragaillardi, avec la satisfaction de la tâche accomplie, dans la balance des pertes et profits, que restait-il du bleuissement de la peau, de la paralysie des muscles, de la glace des os, du vertige de l’abîme ou de la trouille de la mort ? L’expérience d’une erreur, autant dire rien ! Seule, la mémoire d’un service rendu, d’un cadeau offert, d’une parole donnée demeurait dans son cœur. Il en faisait sa religion de tous les jours, lui, le rustique qui restait sur le perron de l’église du village lors des cérémonies, ignorait les offices et préférait cavaler la colline en solitaire. Cependant, le dimanche suivant, bien avant l’heure de la messe, sous les voutes encore désertes et silencieuses, la flamme claire d’un cierge s’était mise à vaciller doucement et à répandre la lumière d’un remerciement.


Gramaci ! : Grand merci !







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