mardi 10 avril 2018

Les courges de Marie Morlan 1/3



   Jean-Pierre Orcier nous livre à partir d'aujourd'hui un récit où nous apprendrons que les cucurbitacées peuvent réserver des surprises.  


          
                                                                                                             Une  nouvelle de  
                                                                                                 Jean-Pierre ORCIER

Illustrations JFG 


Veuve depuis longtemps, Marie Morlan vivait en solitaire dans une bâtisse du village bien trop grande pour elle. D’ailleurs, on s’y perdait un peu dans cet oustaou à étages, depuis la cave voutée où se languissaient quelques barriques vides jusqu’à la terrasse éblouie de soleil. De fait, quelques rares pièces offraient une apparence de vie : l’éclat vacillant d’un feu de cheminée, le fumet d’un lapin en civet, le tic-tac immortel d’une horloge ancestrale ; d’autres présentaient un triste spectacle d’abandon que, seules, les araignées goûtaient au centre de leur toile poussiéreuse. Du reste, la fée Electricité n’avait pas répandu ses étoiles partout ; juste le strict nécessaire pour le chiche éclairage de la partie habitable du logis. Guides infaillibles de tous les recoins de cette demeure endormie, deux ou trois chats vaquaient consciencieusement à des besognes clandestines, à des expéditions sauvages, excepté pour réclamer leur pitance journalière, en se frottant affectueusement aux jambes de la maîtresse des lieux. Potelées comme des anges, d’antiques jarres, débordantes de fèves sèches depuis des lustres, montaient une garde inutile à l’entrée d’un grenier pourvu, sur trois pans de mur, d’étagères aux planches branlantes, calées entre elles, il faut l’avouer, par l’opération du Saint Esprit. Dès l’automne, l’endroit recelait pourtant un trésor improbable dont les joyaux s’épanouissaient au fil du temps, de l’air et des saisons : des courges ! Oui, des courges de toutes sortes, des rondes et des longues, des monstrueuses et des lilliputiennes, des lisses et des pustuleuses, qui peaufinaient, là, leur maturité à l’abri de la lumière, du gel et des regards. Drôle de soupente ! Plutôt une chambre des cucurbitacées en gloire, une Assemblée nationale, voire internationale, de coucourdes en séance (toute ressemblance étant pure coïncidence !). Quiconque, pénétrant au centre de cet hémicycle improvisé, du perchoir de ses jambes, observerait, de la gauche extrême à la droite la plus radicale, une répartition selon les nuances de couleur, du rouge vif au vert bleuté, en passant par un jaune bien pâle, au centre. Une fortuite scène de complot…


C’était le violon de Marie que de thésauriser, tels des jaunets, ses protégées, cultivées avec amour, comme d’autres collectionnent les timbres rares, les poupées en porcelaine ou les soldats de plomb, un rêve assouvi de petite fille qui avait follement lu les contes populaires dans son enfance. Ce plaisir éphémère s’achevait habituellement en soupe, en tourte, voire en confiture… et, pour la plus grande part, en repas de fête pour ses lapins. L’affaire avait commencé pourtant un peu plus tôt…


Depuis qu’elle était bien vieille et dans l’impossibilité de piocher la vigne de sa belle Grangue, comme elle avait fait sa vie durant, Marie consacrait néanmoins le plus clair de son temps à ses jardins. Pour tout dire, il convenait moins d’améliorer la mince retraite des vieux travailleurs que de respirer joyeusement le grand air de la liberté, les pieds dans la glèbe, tout en ne laissant pas ses bras ballants. Ah ! Tes mains, Marie, elles parlaient pour toi ! Sans mentir, elles confessaient une vie de labeur avec toutes les écorchures qu’infligent les outils de la terre et la rage de s’en servir ; des mains décharnées de sorcière sortant d’un conte de Grimm, aux doigts plus noueux et tordus que des sarments, à la peau rendue coriace par le maniement continu de manches mal dégrossis ; mais des mains enchantées aussi, dans l’art de cultiver et de récolter à foison ; des mains, enfin, effleurant la belle gaouto des petits enfants, promptes à de tendres caresses et à de si doux câlins !

Lorsque le soleil badigeonnait le clocher de ses ors rougeoyants, que la chaleur estivale adoucissait ses ardeurs et que le ventre réclamait plus bruyamment son dû, elle rentrait enfin de son jardin du lavoir de Fontvieille. La démarche en canard en raison de ses drôles de guibolles, le capeou à grandis alo ajusté sur son chignon, un tablier d’un bleu délavé sur sa longue jupe rayée de noir, elle poussait, cahin-caha, une brouette grinçante où s’empilaient bannes de légumes et corbeilles de fleurs. De loin et contre le jour, cette composition insolite ressemblait plus à une grosse boudrague promenant son embonpoint sur un chemin qu’à une brave paysanne provençale rentrant du travail.

 

 

oustaou : maison ; gaouto : joue ; capeou à gràndis alo : chapeau à larges bords

 

 

De fait, l’abondance des récoltes encourageait la générosité, et, comme Marie ne manquait ni de l’une ni de l’autre, l’heure était à la distribution à domicile, au bénéfice de ses bonnes voisines et de quelques parentes. Sur son passage, hélant une ombre hypothétique à une fenêtre, tambourinant aux portes, elle donnait ici une grosse poignée de baneto et un panier de poumo-d’amour, là, quatre ou cinq courgettes, assorties d’une brassée de basilic odorant. Marie se contentant de peu pour sa propre subsistance, l’opération se renouvelait allègrement jusqu’à sa demeure, au grand soulagement de la fameuse brouette qui, d’étape en étape, avait décidé de ne plus rouspéter vu la légèreté de la charge au final.

A l’automne, avant les premières gelées, il était temps de vider le coucourdié et de rentrer ses perles bigarrées afin de les affiner lentement sous la protection d’un toit. C’est bien connu, les courges, comme le vin, se bonifient en vieillissant. Cette année-là, la récolte avait été bizarrement prolifique, avec de superbes pièces bien charnues, aux formes étonnamment extravagantes et d’une diversité sans pareille. A cet instant, la fidèle brouette qui criait tout son saoul sous la pesante charge ne tracassait plus aucune oreille compatissante car la vigneronne d’antan entonnait avec allégresse et force ce chant revanchard composé par Déroulède : « L’air est pur, la route est large, le clairon sonne la charge… » Ainsi, elle était comblée, toute émoustillée même par ce butin qu’elle amassait en plusieurs voyages, affectionnant aussi bien les variétés inconnues débusquées chez des semenciers que les références traditionnelles. « Ti ! Ti ! », se réjouissait-elle, au paroxysme d’une joie simple. Cependant, ses allées et venues avec un tel attirail n’échappaient pas aux regards estomaqués de quelques envieuses… Peu après, Marie, vive mais menue, s’escagassait à hisser ses courges, une à une, et à garnir les travées du grenier. Cette installation, minutieuse et pratique, réservait aux plus girondes des places de choix sur les étagères inférieures côté droit, de factices bancs ministériels à portée de main près de la sortie, tandis que les plus légères, des montagnardes, escaladaient les hauteurs jusqu’au plafond à l’aile gauche. Malgré cette abondance, point de largesses, plus de bienfaits comme auparavant ! L’affaire était trop précieuse et la soupe assurée pour tout l’hiver et même davantage. Une dévotion qui allait lui jouer des tours !

Au lavoir qui était un haut lieu de confidences entre femmes initiées, ce jour-là, on s’étonna forcément de cette excentricité qui dérangeait les pratiques locales. Tout en battant vigoureusement leur linge, quelques bugadiero moquèrent ouvertement l’originalité de l’absente, tout en gloussant d’un air complice, d’autres affichèrent leur incompréhension mêlée d’une pointe de mystère toujours propice à exagération. Petit à petit, et sans doute faute de nouvelles plus croustillantes, les bavardages débordèrent de leur cercle consacré, prirent une tournure fâcheuse au point que Monsieur le curé, en bon berger soucieux de rasséréner ses paroissiennes, se risqua même, à l’occasion, à poser benoîtement quelques questions anodines à Marie, tout en cheminant côte à côte vers l’église. Affable, le saint homme découvrit cette passion pittoresque, la trouva tout à fait inoffensive, jugea les commentaires des cancanières bien peu catholiques et conclut savamment en détachant les syllabes : « En somme, ma fille, vous êtes cu-cur-bi-to-phile ! » Aussi sec, il tourna les talons, « fila » vers des préoccupations moins terre-à-terre, amusé par la mine déconfite de l’intéressée. Marie, toute figée, lâcha sur-le-champ un aquéu de còup sonore, signe de vive contrariété chez elle. Ignorant jusqu’au nom de famille de ses courges car cela ne s’apprend guère à la communale, elle prit fort mal la chose, crut presque à une injure, parole saugrenue dans la bouche d’un capelan envers une humble croyante. Comme l’enfant qui a peur d’oublier une commission sur le trajet de l’épicerie, elle répéta en ânonnant ce mot pour le moins exotique : « Cu-cur-bi-to… file ! Cu-cur-bi-to… file ! » 



 

baneto : haricots verts ; poumo d’amour : tomates ; coucourdié : jardin où poussent les courges ; s’escagassait : s’éreintait, se crevait ; bugadiero : lavandière ; aquéu de còup : Ah, ça alors ; capelan : curé


(à suivre dès demain)



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