mercredi 11 avril 2018

Les courges de Marie Morlan 2/3



Rentrée à son logis, elle gravit l’escalier qui menait à sa chambre avec toute la vitesse possible de ses pauvres jambes, farfouilla fébrilement dans une armoire monumentale, finit par dénicher un Larousse hors d’âge, oublié depuis son Certificat d’études. Ses bésicles au bout du nez, les mains tremblantes, elle le compulsa avec la maladresse d’un écolier en apprentissage, plus habituée au maniement du sarcloir que du papier imprimé. D’abord, elle repassa mentalement son alphabet en s’arrêtant bien vite, réussit ensuite malgré tout à repérer la première syllabe tout en haut d’une page, abaissa enfin son regard le long d’une colonne, tout en s’aidant de la voix pour mieux progresser dans sa recherche et se donner du courage…

-« Cu… cu ! Cucugnan ! Voilà une fameuse histoire de curé ! C’est plus loin ! Cu… cu ! Cucuron ! Village du Luberon. C’est passé ! Reviens en arrière ! Cu-cur-bi-ta-cées ! Y suis-je ? Famille de plantes di-co-ty-lé-do-nes ! Qu’es acò ? Du latin cu-cur-bi-ta, courge ! Ça y est ! Cu-cur-bi-to-phile, ami des courges !  Aquelo m’agrado mai ! »

Puis, réalisant son ignorance et ses égarements, elle se jugea : « Pecaire ! C’est moi la coucourde, et une belle encore ! »

Le temps passant, la chronique villageoise ayant d’autres chats à fouetter, chacun vaqua à sa besogne journalière, les bugadiero à leur lessive, les paysannes à leurs vignes, Monsieur le curé à sa chaire. Marie, beaucoup plus savante qu’avant, étala un temps ses nouvelles estrucioun, comme elle disait, auprès de quelques commères bienveillantes, tout en rigolant de sa méprise. L’histoire fut vite oubliée mais Marie n’était pas au bout de ses surprises...
C’était par une de ces nuits où l’haleine de la Provence est d’une douceur printanière. Mistral était tombé en même temps que Phébus. Quelques pâles rayons de lune filtraient à travers les persiennes de la chambre, augurant d’une tiède matinée d’azur. Dans la salle à manger voisine, la vieille horloge comptait le temps de son inlassable mouvement de balancier et son tic-tac régulier, étouffé par l’épaisseur des murs, délivrait une note chaleureuse à toute la maisonnée. D’un tintement unique, la demie de neuf heures interrompit la monotonie de ce chant familier. Nullement dérangées, deux ou trois mouches assoupies affectionnaient le luxe du lustre encore chaud pour récupérer de leurs incessantes rondes diurnes. De temps en temps, un meuble contestataire craquait sèchement sous le poids des ans sans gêner le moins du monde un léger ronflement continu qui affirmait que l’habitante dormait profondément. Marie avait l’habitude de se coucher tôt comme souvent les gens de la campagne. Soudain, un fracas épouvantable se déclencha, amplifié par la caisse de résonnance de la large montée d’escaliers et suivi d’éclatements successifs très brefs. Réveillée en sursaut, elle se redressa, toute effarée, confondant mauvais rêve et réalité. Une charlotte posée de travers laissant échapper quelques mèches espiègles, elle pressa, par réflexe, la poire qui pendouillait contre son chevet afin de recouvrer ses lumières et pas seulement électriques. La pièce, de nouveau silencieuse, n’offrait en rien l’apparence d’un champ de bataille, pas même un léger frisson des rideaux. Seules, les mouches avaient repris leur vol, un tango aérien, intermittent et nerveux, autour du luminaire. L’oreille aux aguets, la prunelle dilatée, le souffle court, Marie attendit, avant de s’enfoncer sous le drap de grosse toile, que son cœur se calmât un peu et qu’elle se fût assurée, attentive au moindre bruit, de poursuivre en toute quiétude son sommeil interrompu. « J’ai rêvé ! » conclut-elle à haute voix. A ces mots, une série de battements répétés, semblable à une oscillation régulière et insolite, se répercuta au plafond, venant du grenier juste au-dessus de sa chambre. Rejetant d’un geste ferme le drap de son lit, Marie se leva prestement, chercha du pied une pantoufle égarée, enfila à la hâte une robe de chambre qui lui refusait malicieusement sa bonne manche et se rua, fébrile, dans l’escalier, bien résolue à démêler les arcanes de ce sabbat nocturne. La tête en ébullition, elle évalua tous les scénarios possibles. A la réflexion, ce tintamarre ne pouvait provenir que de la chute d’une étagère, et, plus grave, de son contenu, pas d’une insignifiante et inconcevable cavalcade de souris. Une cale avait-elle cédé ? La charge était-elle trop lourde ? Peu probable car, à cette époque de l’année, la récolte était déjà bien entamée ! Que s’était-il donc passé ?
qu’es acò ? : qu’est-ce que c’est ? ; aquelo m’agrado mai ! : celle-là me plaît davantage ! ; pecaire ! : pauvre (de moi) ! ; coucourde : courge ; bugadiero : lavandière ; estrucioun : instructions



Son inquiétude grandissant, la vieille femme pressa le pas vers la salle au trésor là-haut sous le toit, puis se ravisa subitement, songeant à l’absence d’éclairage dans la pièce. Aussitôt, elle rejoignit la salle à manger où elle alluma une lampe à pétrole qui venait à son secours en cas d’orage. Tambour battant, elle reprit son ascension et atteignit la porte du grenier, traquée par son ombre que déformait l’hélice de l’escalier. Aucun bruit ne filtrait. Pas peureuse pour un sou, elle tourna sans hésitation la poignée de porcelaine, ouvrit en grand dans un couinement douloureux de gonds assoiffés et imprima à son bras un mouvement circulaire afin que son modeste lumignon balayât méthodiquement les parois, l’une après l’autre, s’attardant tant bien que mal sur chaque réduit obscur. Néanmoins, l’inspection en fut brève : une planche jonchait le sol, une belle courge ronde à souhait avait roulé au milieu de la pièce, deux ou trois calebasses creuses qui se pavanaient auparavant au sommet de l’échafaudage s’étaient écrasées piteusement sur les malons usés, propulsant leurs graines au petit bonheur, un fenestron béant en permanence afin de ventiler le grenier s’était refermé d’un mauvais courant d’air. Marie corrigea ce dernier détail d’un geste machinal et, aussitôt, les effluves des genêts de la colline proche embaumèrent derechef la pièce. Rien de bien dramatique dans cet inventaire. Cependant, la paysanne restait sur une impression désagréable d’inachevé qui lui faisait sonder la nuit. « Qu’est-ce que cette diablerie ? » dit-elle à la cantonade. Elle attendit en vain une suite redoutée, plantée là, le cœur battant. A la longue, ne voyant rien venir, elle décida de tout laisser en plan et de retourner, soulagée, à son lit, réservant au lendemain le soin de débrouiller à la fois ses interrogations et la pagaille du lieu. Hélas, le phénomène recommença dès les premiers pas, mais en douceur, du moins au début. Marie, qui avait l’oreille fine, décela d’abord un frôlement confus, ponctué de courtes pauses ; dans la pénombre, sûrement, quelque bestiole intruse se mouvait et s’immobilisait tour à tour, réceptive aux moindres mouvements de l’aïeule. Celle-ci perçut ensuite un sifflement saccadé plus sonore qui s’achevait par un crachotement de colère. « Pisssst… Freutt ! Pisssst… Freutt ! » Elle se recula d’instinct, n’y voyant goutte, même après avoir tourné la molette de sa lampe pour en augmenter la flamme. Ce chuintement sinistre lui évoqua sur l’instant une crainte enfantine qui contractait déjà les coins de sa bouche. Pourtant aguerrie aux aléas d’une vie rude, Marie redoutait les serpents, souvenirs de fâcheuses rencontres au hasard des broussailles et de mises en garde insistantes de sa maîtresse d’école pendant les leçons de choses. Une couleuvre grosse comme le bras, pire une vipère à la mortelle morsure, s’était-elle aventurée dans sa réserve, leurrée par la chaleur des tuiles ? Fallait-il quérir de l’aide ? La campagnarde n’eut pas le temps de tergiverser car un spectacle satanique la fit tressaillir : maintenant, une courge, deux courges, une étagère de courges, un échafaudage de courges se balançaient d’avant en arrière aux risques de basculer en partie sur le sol, comme précédemment. Renchérissant à l’ébranlement des objets et des esprits, la pendule, sournoise, choisit cet instant fatidique pour se manifester en sonnant les dix heures plus bruyamment qu’à l’ordinaire tandis que la lampe, faute de combustible, vacilla fâcheusement. C’en était trop ! Marie dévala les marches en se cramponnant au mur, sortit à la hâte de chez elle, cogna frénétiquement à l’huis voisin.
 - « Moussu Salomon ! Moussu Salomon ! »
L’homme en question qui soignait son cheval à cette heure tardive exhiba sans délai une belle figure d’ange Boufareou dans l’entrebâillement de la porte de sa remise. La voix de sa voisine lui était familière, pas son attifement vespéral ni sa mine tracassée.
- « Boudiéu ! Marie, vous êtes bien estransinée ce soir ! On vous dirait du feu de Dieu. I’a quaucarèn dins l’oustaou ?
- Une sale bête rôde sous mon toit, venez vite ! Sûrement un serpent qui siffle…
- Sur votre tête ? »
Persuadée que cette pique facétieuse moquait sa coiffure en bataille, Marie la balaya d’un revers de main et répondit, imperturbable :
 
moussu : monsieur ; boudiéu ! : Mon Dieu ! ; estransinée : dans l’angoisse ; i’a quaucarèn dins l’oustaou ? : Il y a quelque chose dans la maison ?
- « Non, dans mes courges ! Siéu pas foualo, sabes ? Il me les renverse et tout dégringole ! Un vrai chaple ! Siéu poulido ! C’est au grenier et il fait noir comme dans un four à cette heure ! »



Suite et épilogue dès demain matin.

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