par Jean-Pierre ORCIER
illustration JFG
Le Bèu Camin de Sainte Brigitte
C’était au gros de l’après-midi, à l’heure propice pour entamer les premières parties de boules. Sur la place, les hommes étaient encore rapugués autour du double banc de bois à commenter les évènements de la veille, particulièrement un ou deux articles footballistiques de Nice-Matin qui alimentaient force avis discordants. A côté, quelques gamins usaient leur fond de culotte à franchir le bassin aux pierres arrondies de la fontaine muette d’où plus aucune eau ne jaillissait depuis des lustres. A ce moment-là, la chaleur estivale s’adoucissait agréablement, cependant l’ombre du grand marronnier était encore la bienvenue pour rafraîchir opportunément les vaillants pétanqueurs en attente de fourbir leurs armes. On hésitait donc encore un peu sous le prétexte de compter sur quelques retardataires de haute volée et tant il faisait bon se laisser aller au moindre effort avant la bataille. Qu’un ou deux acharnés d’en découdre se levât en tapant des mains et la messe serait dite, on attaquerait dans l’instant une fois les équipes composées. Cette scène de la vie ordinaire au village allait pourtant être troublée par une arrivée inaccoutumée et bruyante. Une pétarade de moteur poussif d’abord, un couinement de ressorts épuisés ensuite, un miaulement de frein trop vite bloqué enfin, la « 4 pattes *» de Monsieur le curé s’annonça sans équivoque dans un ultime soubresaut. Au bousin folklorique et au panache de fumée noire, sûr qu’on ne risquait pas de la confondre avec le bolide à la mécanique bien huilée du roi des Belges !
- « Tiens, François n’arrive pas à pied ! C’est bien la première fois !
- D’habitude, il gare à l’église, à sa place réservée devant le parvis !
- On dirait même qu’il est drôlement pressé et qu’il a oublié sa triplette ! Un comble !
- Un beau sacrilège à cette heure, grand Dieu ! »
Effectivement, François se précipita à grands pas, les mains vides, aussi vite que sa soutane le lui permettait, vers ses compères intrigués par autant de vivacité insoupçonnée. Les drole, eux-mêmes, interrompirent leurs poursuites effrénées pressentant un évènement insolite qui piquait leur curiosité enfantine. Prenant appui d’une main sur l’épaule de Pierre, le dos courbé comme s’il avait pris subitement un coup de vieux, le curé se planta enfin au milieu du petit groupe qui avait vite fait de l’entourer. La figure toute congestionnée qui contrastait avec son ample chevelure blanche, le prêtre dut d’abord calmer son bàti-bàti en folie et ralentir une respiration courte et haletante qui le privait de parler naturellement. Alarmé, chacun y fut de son conseil compatissant :
- « Vite, écartez-vous et donnez-lui de l’air qu’il va nous choper une « aplopléxique » du tonnerre de sort et nous tomber raide mort !
- François, fais-moi plaisir, assete-te un pau ! Là, là, reprends ton souffle que les fonfònis vont te monter ! »
Le curé ne se fit pas prier et, après quelques amples bouffées, réussit à articuler à peu près correctement :
- « Ah ! Mes enfants ! Une belle catastrophe qui nous arrive !
- Tu commences mal ! Si tu nous prends pour tes enfants de chœur, nous des mécréants patentés, c’est que c’est grave !
- Ah ! Jésus, Marie, Joseph et tous les saints de la terre et du ciel ! Venez à mon secours !
- Ça y est, il divague ! Peut-être le début de la fin !
- De temps en temps, ça lui prend, il nous fait une rechute, une crise de litanie, comme le vieux Dalius une crise de goutte !
- Sainte Brigitte menace ruine, mes amis ! Le chœur de Sainte Brigitte se fend en deux ! Un grand malheur !
- Moi, tu me fends le cœur rien qu’à voir ta figure d’écrevisse tombée dans l’eau bouillante !
Le Bèu Camin : Le Beau Chemin, un des accès muletiers vers Mons ; rapugués : (francisé) fixés, collés ; bousin : tapage ; drole : garçons ; bàti-bàti : les palpitations de son cœur ; « aplopléxique » : il voulait assurément dire une apoplexie ; assete-te un pau : assieds-toi un peu ; fonfònis : pathologie bégnine de la médecine populaire ; Qu’èro aquelo : Qui c’était celle-là ? La counèisse pas : Je ne la connais pas
* Renault 4 CV
- Qu’èro aquelo cette Sainte Brigitte ? La counèisse pas ! Où tu l’as dégotée ? Au ciel ? En rêve ?
- Une statue de plus ou de moins, c’est pas ce qui manque !
- Mais non, brancàssi, la chapelle sur le Bèu Camin ! Elle va s’écrouler sous peu !
- Quoi ? Une chapelle communale ? Tu en es sûr ? Comme Saint Laurent ou Saint Pierre ?
- Aussi vrai que je te vois avec tes boules à la main et ton air ahuri !
- Oh, coquin de sort ! C’est du sérieux ! Fatalement, nos ancêtres l’ont bâtie de leurs mains !
- Et à la sueur de leur front ! Ils doivent se retourner dans leur tombe, peuchère !
- Et coume tu le sais ? Tu as fait le voyage ?
- J’en viens tout juste ! Le hasard que je déambule plan-planet sur le chemin à ramasser de-ci de-là une brassée de farigoule et de pèbre d’ai et me voilà à deux pas de la voûte qui tient encore que par l’opération du Saint Esprit ! Si j’ose le dire !
- Oh fan ! C’est qu’elle doit être bien malade, alors !
- Surtout que le Saint Esprit, il est réputé, mais pas pour la maçonnerie, que je sache !
- Misère ! Encore un peu et elle tombe par terre ! Un pan de muraille s’est déjà éboulé ! J’en suis encore tout estransiné ! Siéu veni cerca quauque óutis pèr travaia ! Allez, assez discuter, j’y retourne ! Si je peux faire quelque chose ! Après tout, c’est mon boulot, ainsi soit-il ! »
Aussi sec, François se redressa mû par le double ressort de son affolement et de la mission à accomplir. Il décampa aussi vite qu’il était venu, laissant ses compères en plan, dans un monde de perplexité. Soulevant sa casquette pour se gratter la nuque en signe d’intense réflexion, Pierre restait stupéfait :
- « Aquelle de bicyclette ! Jamais vu dans un état pareil, notre François ! Ça lui prend aux tripes cette histoire !
- Et surtout à la cabucelle ! A s’en rendre malheureux comme les pierres !
- De là à abandonner la partie !
- A moi, il m’a fait de peine ! Nous autres, on peut pas le laisser se dépatouiller tout seul, pécaïre !
- Un brave homme ! J’en connais pas beaucoup des comme lui, même pour un curé ! Délicat et indulgent avec tout le monde, même avec les plus noirs du pays !
- Et surtout si on va pas à la messe !
- C’est le cas de le dire, beau merle !
- Vous le voyez, vous, avec ses outils de capelan faire le maçon sur un mouloun de massacan ? Un coup de goupillon par-ci, un brandamen d’encensoir par-là, un gisclet de bénitier pour mouiller le tout ! Un drôle de mortier qu’il va nous gâcher !
- Peut-être qu’au fond il est remonté tout exprès pour nous demander notre aide ? Avec une petite idée derrière la tête ?
- Oh ! Il le fera jamais ! Trop fier pour nous en faire l’aumône! Il préfèrerait se tuer à la tâche que de nous destourber ! Je l’entends déjà se lancer dans un « espiche » sur le sacerdoce et tout le saint-frusquin qui s’ensuit !
- Peut-être que c’est la pudeur qui l’a empêché de parler ?
- Qué pudeur ! C’est pas sa bouche qui quémandait, c’étaient ses yeux ! L’avès pas vist ?
- Allez vai ! Peut-être qu’il nous croit pas capables d’un beau geste ? Que notre cas est fatalement désespéré ?
brancàssi : nigauds ; peuchère : interjection qui exprime la compassion ; coume : comment ; plan-planet : tranquillement ; pèbre d’ai : poivre d’âne, sarriette ; fan ! : interjection pour exprimer l’étonnement ; estransiné : dans les transes ; Siéu veni cerca quauque óutis pèr travaia ! : Je suis venu chercher quelques outils pour travailler !; Aquelle de bicyclette ! : Ça alors ! ; cabucelle : tête ; de peine : dans le parler local, remplace du ou de la ; pécaïre : interjection qui exprime la compassion ; capelan : prêtre ; un mouloun de massacan : un tas de pierres ; brandamen : branlement ; gisclet : jet, giclée ; destourber : (francisé) déranger ; espiche : il voulait dire un speech ; Qué : Quelle ; L’avès pas vist : Vous ne l’avez pas vu ; vai ! : Interjection pour dire allez !
- Tè ! Qu’est-ce que vous diriez de nous remonter les manches et de lui filer un coup de main ?
- On lui doit bien ça, pardi ! Et puis on lui fera la surprise de rappliquer naturellement !
- Comme une fleur ! C’est ça !
- Alors, boulegan ! Moi, j’ai des madriers, quelques planches et un reste de ciment de chaux !
- Je fais un saut à ma remise, ma brouette est fatiguée mais elle tiendra le coup ! En plus, une barre à mine fera bien l’affaire !
- Et pour l’aigo, j’apporte une grosse nourrice, « une jéricane » de la guerre ! Et puis on verra bien !
- On se dit à la demie à la Plu louancho Fouan !
- Anen tóuti ! »
A point nommé, ces hommes se rassemblèrent en bons petits soldats, ravis de rompre pour une fois avec la routine journalière et de conspirer à une entreprise pas entièrement prise au sérieux, du moins au début. Malgré tout, la patrouille pour le moins hétéroclite organisa la manœuvre avec la plus grande rigueur. En descendant le vieux chemin muletier, Pierre, en avant-garde, devait repérer les lieux et alerter ses acolytes à l’approche du chantier qu’on ne situait pas exactement. L’idée était de ménager ses effets comme sur une scène théâtrale et sans aucun doute d’observer en douce le curé dans ses œuvres de grand architecte. Tout près du but, on éviterait donc de siffler à tue-tête comme au départ, et, au signal, on prendrait l’espiègle précaution de taire les conciliabules intempestifs en même temps que les couinements répétitifs de la brouette dans la pente caillouteuse. Effectivement, quelques lacets plus tard, souto vilo, sur un doigt en travers de la bouche de l’éclaireur et son chut prolongé, la troupe lourdement chargée s’exécuta, adoucit ses élans et s’éparpilla discrètement comme une horde de Sioux lancée sur le sentier de la guerre. Au milieu d’un fourré de genêts, le spectacle mêlait pittoresque et tragique. C’était le tableau surréaliste d’un personnage solitaire et entêté aux prises avec une tâche herculéenne et périlleuse, d’un homme en noir se débattant en vain dans la blancheur de la pierre calcaire rayonnante de soleil, sous un décor de ruine romantique. Au pied d’une arcade au cintre inquiétant tant il défiait les lois de la pesanteur, contre une muraille à la joue tellement gonflée qu’on n’hésiterait pas à parier gagnant sur sa dégringolade imminente (à moins d’être complètement jobastre !), François s’escrimait à déplacer un bloc aux arêtes d’équerre en grimaçant comme un beau diable. Les manches retroussées qui laissaient voir des avant-bras velus à la peau blanchâtre, la soutane empoussiérée comprimée à la taille par une large ceinture de cuir, une mèche rebelle devant un œil, il s’arc-boutait de tout son poids sur une pioche employée comme levier, au milieu d’un monticule de gravats instables. Malgré des « han » sonores et obstinés, l’opération semblait vouée à l’échec car le point d’appui fuyait invariablement par malin plaisir. C’en était trop de laisser dans la panade ce pauvre malheureux qui suait sang et eau, tel Jésus au Jardin des Oliviers ! Pas humain ! Les hommes se montrèrent donc, laissant derrière leur dos leur inestimable matériel.
- « Vé, moussu lou curat ! Comme on se retrouve ! Mai que fas aqui ? On te dirait un vilain diable sorti de sa boîte !
- Et vous le voyez bien, pauvres aveugles, j’œuvre pour la gloire de Dieu !
- Tu blaguerais pas un peu sur les bords et aux entournures ? Ton Dieu, il a une drôle de trombine ! Je le trouve bien carré, encombrant et pas commode en fin de compte ! Pas d’un pouce, elle a bronché cette malheureuse pierre que tu chatouilles avec ta paille !
- Mais non, tu te trompes ! En vérité, François s’essaye à bâtir un pan de mur, mais il s’y prend mal !
- Vous n’y êtes pas ! Il restaure une église, que dis-je une cathédrale !
- Oui ! Mais alors une bien petite !
- Sûr qu’il gagne pas sa vie avec une quête pareille !
- Vouei ! Peut-être qu’il touche son paradis ? Avec son métier, facile ! Il a déjà un pied dedans !
Tè ! : interjection pour attirer l’attention ; boulegan ! : remuons-nous ! ; l’aigo : l’eau ; Plu louancho Fouan : (nom propre) la fontaine au bout du village ; « une jéricane » : il voulait dire un jerrican ; Anen tóuti ! : Allons-y tous ! ; souto vilo : sous ville ; jobastre : fada, naïf ; Vé, moussu lou curat ! Mai que fas aqui ? : Regarde, monsieur le curé ! Mais que fais-tu là ? ; Vouei : oui
- Laissez un peu l’allégorie tranquille, beaux parleurs ! Je vous croyais à jouer aux boules et à finir l’après-midi au bistrot ?
- Pour une fois, on a voulu changer, humer le grand air de la colline, balader au petit bonheur dans la garrigue ! Et puis la pétanque, à la longue, ça soûle ! On s’est pas fait violence ! Ça te dérange ?
- En somme, vous passiez par-là ! Innocemment ! Un concours de circonstances plutôt qu’un concours de boules ! Une virée originale, que dis-je, à l’improviste, en bleu de travail avec des outils plein la brouette et que vous cachez mal ! Ça fait un brave moment que je vous entends vadrouiller, les voix portent depuis le village !
- Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On la retape cette chapelle ou on la regarde ?
- Bon ! Puisque vous me faites la grâce de vos estrambord imprévus et d’une générosité qui me trouble sincèrement, autant en profiter ! Je vais pas vous envoyer promener maintenant que vous êtes là ! Après tout, laissez venir à moi les petits enfants, même s’ils n’ont plus l’âge du catéchisme ! Mes prières à Sainte Brigitte n’ont pas été vaines, louée soit-elle ! Allez, zóu ! On a du pain bénit… sur la planche ! »
A cette invite, ces indécrottables incrédules se gardèrent de le contrarier par pure charité… chrétienne. Pour sûr, il s’agissait ni plus ni moins d’une affaire strictement entre hommes qui excluait toute entremise a fortiori religieuse. De fait, bien que le gros de la troupo estimât que la vénérable bienheureuse n’y était pas pour grand-chose et qu’il était inutile de compter sur son huile de coude céleste pour faire reluire l’œuvre, le chantier s’organisa néanmoins comme dans une ruche où chacun trouva à maçonner séance tenante. Les talents selon les règles de l’art ne manquant pas parmi ces citoyens, la voute fut étayée en premier chef par mesure de sécurité, à titre provisoire, et en attendant mieux. On fit écrouler ensuite ce qui menaçait, puis on dégagea le sol en mettant de côté les plus belles pierres taillées, enfin, on commença une murette parfaitement identique à la précédente pour le moins chancelante. La tâche se révélant plus longue que prévue, on convint de revenir les jours suivants. Pour ces ouvriers occasionnels, des bras décidément précieux, l’engouement mesuré de la mise en train vira en une sorte de frénésie contagieuse au fur et à mesure que la chapelle retrouvait son lustre d’antan. Oh ! Une apparence bien modeste il faut le dire, mais pour les zélés bâtisseurs quelle satisfaction mêlée de fierté à la pose de la dernière tuile sur le toit de leur belle ouvrage commune ! Comme tout se sait au village à une vitesse infiniment supérieure à celle du Train des Pignes, vous imaginez bien que de nouveaux promeneurs, souvent bras dessus bras dessous, déambulèrent par saine curiosité sur ce Bèu Camin qui n’avait jamais conduit autant de monde en si peu de temps. Finalement, vu cette affluence et ce regain de ferveur supposée, le Père François jugea indispensable d’honorer la prophétesse scandinave en sa chapelle (il s’était renseigné auprès de son collègue de Vidauban !*) et d’y célébrer un office en toute simplicité. Le jour-dit, l’édifice consacré se trouvant bien trop exigu - un bon prétexte -, le curé installa un autel éphémère en plein air sur son humble perron et commença solennellement la cérémonie. Monsieur le Maire, accompagné de son Conseil, l’instituteur amoureux du patrimoine local, invité en bonne amitié, le boulanger, fournisseur officiel du pain de messe et la plupart des fidèles se pressaient pour saluer cette résurrection monumentale. A l’écart de cette compagnie attentive et initiée, comme quelques cancres bohèmes au fond d’une classe, les boulistes reconvertis en parrains malgré eux se tenaient, les bras ballants, penauds, pris au dépourvu par un rite qu’ils ignoraient volontairement. Néanmoins, ils se satisfaisaient d’être dehors, de ne pas mettre les pieds dans un sanctuaire même s’ils avaient foulé son sol et monté ses murs à longueur de journées pour le rebâtir. Maintenant, la nymphe abîmée et oubliée était devenue papillon chargé de mission évangélique. Ce n’était pas pareil ! Donc, on restait sur son quant-à-soi par principe, un point, c’est tout ! Sur ce, le curé François allait achever par le traditionnel Ite Missa est quand il se ravisa opportunément :
estrambord : transports d’enthousiasme ; zóu : en avant ; la troupo : la troupe ; Ite Missa est : Allez, c’est la mission, compris pour « Allez, la messe est dite »
* Brigitte est la sainte patronne de Vidauban et des pèlerins
- « Mes bien chers fils et filles, avant de nous séparer dans la paix du Christ, je manquerais à tous mes devoirs si je ne remerciais pas quelques nobles et pittoresques personnages sans qui notre Sainte Brigitte n’aurait plus sa maison. En ce jour, ils sont d’une discrétion de violette, au dernier rang de notre sage assemblée. Certes, je ne les vois guère à la messe dominicale, c’est peu de le dire, mais comme vous le savez, je les fréquente assidûment malgré tout, y compris dans des lieux dits de perdition. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer du cœur des hommes, fussent-ils des mécréants notoires ! La foi sincère se cache quelquefois bien profond, là où on l’espère rarement, au cours d’une pétanque sur la place, pendant une belote sur le tapis vert d’une table de bistrot, à la chasse en battue ! J’en passe… Le sacerdoce que je porte sur mes épaules, ici, dans notre village bien aimé, trouve dans cette conversion qui n’ose pas dire son nom sa raison de persévérer et sa récompense ! Mon âme de pasteur en est sincèrement émue ! »
Il s’interrompit car tous les regards s’étaient tournés vers l’équipe de boulistes qui ne s’attendait pas à une telle mise en lumière. François reprit son monologue :
- « Aujourd’hui, je n’ai pas besoin de les nommer car vous les connaissez mieux que moi. Sans leur bon secours, faut-il le rappeler, cette discrète chapelle serait par terre. Spontanément, ces garçons-là ont fait œuvre charitable pour le bien de notre commune et, à leur insu, pour la gloire de notre Seigneur. Entre parenthèses, ça la rend plus belle encore ! Au jour du Jugement Dernier, à l’heure de la pesée des âmes par notre bon Archange Michel, qu’elle leur soit décompter au centuple de leurs fautes car ils ont mis leurs pas sur le chemin des Evangiles. L’humble berger que je suis n’a fait que guider ce troupeau de moutons… noirs vers le salut de son âme. Ainsi soit-il ! Merci mes amis ! Vous n’êtes pas croyants, mais vous avez plus de foi que bien de mes paroissiens ! Gramaci ! »
Une salve d’applaudissements prolongés éclata en conclusion, faisant se trémousser les intéressés qui sentaient le rouge leur monter au front et une larme humidifier leurs paupières. Après quelques instants de chaleureuses congratulations, Monsieur le Maire déclara qu’un apéritif attendait l’assistance sur la place du Centre*, le temps de remballer et de remonter au village. Après l’esprit, il fallait naturellement contenter le corps. Un peu plus tard donc, un verre de jaune à la main, Pierre confia à François en aparté :
- « Diable de capelan, tu es fortiche, toi ! Nous faire gober ta messe… en plein air, un guet-apens de bandit ! Tu te régales de nous mener par le bout du nez, mais ne t’emballe pas si vite, Mèstre Panurge ! On est pas prêt de goûter ton eau bénite de sitôt en faisant trempette dans ton bénitier ! Mouton noir ! Mouton noir ! Est-ce que j’ai une gueule de mouton noir ? Non, mais des fois !
- Il s’agit d’une simple image, camarade ! Rien de plus ! Et puis, ta figure, elle est toute mascarée par le soleil ! Alors, tu peux pas dire le contraire !
- Coquin de sort et ça te fait rire ! Ah ! vous êtes bien tous les mêmes, les calotins !
- Si tu ne viens pas au Seigneur, le Seigneur ira à toi !
- Et Ses voies sont impénétrables, je sais ! La bonne blague ! Qui aurait dit que tu nous embringues à ce point dans tes manigances de curé, tes combines de blagaire ? Patin-couffin ! Des fois, tu nous fais un tantinet bisquer, que dis-je ? Sauf ton respect, tu es même doué pour nous rompre volontiers lis alibòfi, crois-moi, mais pour la chapelle, sûr que personne ne regrette rien car, au fond, la remonter, ça nous a fait bigrement plaisir ! Et de te voir bienheureux, encore plus !
- Siés bèn brave, ça me chatouille l’amitié ce que tu dis là, même que tu me fais venir la larme à l’œil, couilloti ! Es uno causo que sèntes e que la pos pas dire ! Cette chapelle valait bien une messe, pas verai ? La foi soulève des montagnes, dit-on ; tu l’as bien touché du doigt ?
- Et surtout du bout de la truelle ! Comme quoi elles ne sont pas d’absurdités, tes montagnes, la preuve ! Mais fiche un peu la paix à nos âmes… pour l’amour du Ciel, même si on n’y croit guère ! »
Ils trinquèrent, tous les deux, complices.
Gramaci ! : grand merci ! ; capelan : prêtre ; Mèstre : Maître ; mascarée : noircie ; blagaire : blagueur ; bisquer : (francisé) pester, enrager ; lis alibòfi : les fruits de l’aliboufier, l’arbre à couilles (styrax officinalis) ; Siés bèn brave : Tu es bien aimable ; couilloti : petit couillon (affectueusement) ; Es uno causo que sèntes e que la pos pas dire ! : C’est une chose que l’on sent et que l’on ne peut exprimer ! ; pas verai ? : n’est-ce pas ? ; * Actuellement place Frédéric Mistral
- « A la nôtre ! »
Peu après, ils unirent leurs pas sur le chemin… du café de Maurice, une partie de tarot à cinq les attendait impatiemment.
Passant, ne cherche pas Sainte Brigitte sur le Bèu Camin ! La chapelle a disparu définitivement, peut-être même qu’elle n’a jamais existé. Jusqu’à son nom gravé en latin dans la pierre qu’on lui a volé !
Adiéu !
Depuis longtemps, les pitres de ces histoires n’ont plus la narine qui frémit au parfum de l’anis. Un jour, Pierre est mort d’avoir oublié de respirer et son collègue François n’a pas tardé à le suivre dans la tombe après l’avoir pleuré en chaire par bouffées d’émotion douloureuses et incontrôlables, le jour de son enterrement. Il n’est pas si fréquent de voir fondre en larmes un curé de village au cours de son homélie. « Je me purge ! » avait-il dit plusieurs fois en excuse de son chagrin devant tous les Monsois rassemblés dans l’église, autour du cercueil. Ce temps-là n’est plus, mais peut-être, en prêtant l’oreille, entendrez-vous ces bons samaritains se chamailler à l’ombre du grand marronnier en faisant claquer leurs boules :
- « Allez, zóu, je vais tirer au fer cette fois !
- Malheureux chrétien, surtout pas ! On va se faire pessuguer comme des bleus ! Ils ont encore trois boules, nos clients ! Pointe, je te dis, pour l’amour de Dieu ! »
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