vendredi 31 janvier 2020

Dalius








Jean- Pierre ORCIER poursuit ses chroniques villageoises. Après le facteur, les commères, le curé pour ne citer que quelques personnages, voici sous la plume alerte de notre conteur la naissance d'un personnage central du village. Mais n'en disons pas plus!
Bonne lecture



                                                                  DALIUS une nouvelle de
                                                                  
Jean- Pierre ORCIER
                                                                     Illustrations JFG


Attaché à l’un des anneaux fichés au mur de la maréchalerie, une patte relevée en arrière par une sangle de cuir, le mulet affichait une nervosité inhabituelle. Conciliant, son maître tachait de le rasséréner par quelques caresses affectueuses sur le museau et une demi-pomme en guise de friandise.
- « Alors Bijou, prends patience ! C’est aujourd’hui que Dalius (1) te fait beau ! » susurra-t-il à l’oreille de la bête.



Sur l’arrière train de l’animal, le manichau, le dos courbé, les jambes fléchies, un tablier de cuir sur les cuisses, achevait d’enfoncer des clous à tête carrée dans les étampures du dernier fer avec son alerte mailloche tandis que l’odeur de corne brûlée se dissipait peu à peu autour de la Pu luenche fouan. Encore quelques coups de râpe vigoureux suivis de deux ou trois allers-retours de fine lime pour fignoler l’ajustage au petit poil, et, en un tour de main, l’opération achevée dans les règles de l’art rétablissait son aplomb au docile Bijou, en même temps que sa liberté…
Ainsi, son père avant lui, Dalius forgeait le fer, du neuf, de l’usagé, du rompu, du mis au rebut. Surtout, il ne jetait rien, ça pouvait toujours servir ! C’était le bon temps, l’époque où la pratique ne manquait pas tant les campagnes laborieuses sollicitaient un arsenal d’outils en tout genre et aux oustau bien tenus toute une panoplie d’ustensiles des plus nécessaires. Alors, sous le marteau qui la faisait chanter, son enclume, comme la pierre philosophale, transformait la matière brute en métal noble, utile, indispensable à l’existence des gens. Lui en réclamiez-vous, paysans acharnés et pressés, des reio d’araire pour creuser le sillon nourricier, des daio et des fauciho pour faucher le grain ou nettoyer la ribo envahie de ronces, des ferramento pour cercler la roue des charretons ? Et vous, ménagères pointilleuses et délicates, lui en espériez-vous des crémaillères torsadées et des trépieds solides pour soutenir le chaudron, des gros couteaux à découper le cochon, des hachoirs à bascule pour affiner vos farcis, des crochets, des anneaux, des loquets, des targettes et des clefs pour barricader portes et fenêtres, armoires et clapiers ? Des mouloun ! Le manjo-fer était là, votre secours, un mistoulin, tout en nerfs et en muscles secs, vif comme un écureuil, aux gestes réglés et précis comme du papier à musique. Dès l’aurore blanche, son impitoyable tenaille tournait et retournait la pièce chauffée au rouge entre puissant marteau et bigorne sonore. Eici, ferravo pas li cigaloun… C’était avant. Avant que l’exode de la jeunesse rurale désertifie les collines, que la Grande Guerre ne fleurisse trop outrageusement le monument aux Morts, que la mécanique pétaradante n’offense l’huile de coude diligente, que l’hiver terrible (2) ne fende le cœur des oliviers, que les moulins de la Siagnole ne pétrifient leurs meules une bonne fois et que les derniers campagnards ne fument leurs tombes au cimetière…
Désormais, la forge refermait ses battants éternels ; une page se tournait. A se demander si le bouan Sant Aloi (3) ne s’était pas dérobé au diable Vauvert malgré ses deux fêtes l’an. Définitivement, le charbon de bois négligeait de rougeoyer dans l’âtre ; pour toujours, l’énorme boufet haletant retenait sa respiration et le bastringue régulier du fer contre le fer se taisait à perpétuité. Hélas, le maître du feu, trop vieux, trop écœuré, était sans besogne. Allait-il partir ce Gaubert (4) monsois, déserter le village comme tant d’artisans au métier perdu, rejoindre l’enfant à la ville qui ne saurait qu’en faire ? Nàni ! Il n’était pas homme ordinaire, il restait, lui ! Dur comme son enclume, il ne craignait point ce terrible marteau de l’existence qui lui tombait sur l’esquino car son caractère, il se l’était forgé aussi, sous le couvert trompeur d’une jovialité toujours bon enfant.






manichau : maréchal-ferrant ; la Pu luenche fouan : la Plus lointaine fontaine (au bout du village) ; oustau : maisons ; des reio, des daio, des fauciho : des socs, des faux, des faucilles ; ribo : berges, talus ; des ferramento : des bandages ; des mouloun ! : des tas ! ; manjo-fer : forgeron ; un mistoulin : un homme fluet ; Eici, ferravo pas li cigaloun : Ici, on ne ferrait pas les cigales, on ne travaillait pas inutilement ; le bouan Sant Aloi : le bon Saint Eloi ; boufet : soufflet ; Nàni ! : Non ! ; l’esquino : l’échine
(1) Certains l’appelaient Darius ; (2) février 1956 (jusqu’à - 25°), hiver qui a fait « pleurer » les oliviers de Provence ; (3) patron des orfèvres et des forgerons ; (4) Regain de Jean Giono

Son sanctuaire mâchuré par plus de soixante années de labeur (et le pouce !), il le garderait jusqu’à son trépas en état de marche, des fois qu’un regain d’ouvrage ne fasse miracle au pays et qu’une jeune relève ne se découvre providentiellement…
En attendant ce jour hypothétique, il décida de se préserver de l’ennui en jouant des cordes multiples de son arc au service de son village, pour son attachement quasi familial à ses habitants. Etait-il touché par cet amour pour devenir un peu félibre ? Sûrement ! Ainsi, tout en comblant ses heures inutiles et faute d’embaucher ses grosses mains de bagnard enfin propres, il goûtait volontiers à partager une musique aussi claire que le tintement qui avait rythmé sa vie durant : la poésie… avec un petit faible pour cet art en rapport avec son métier. De plus, ça lui occupait la cabucelle, histoire de ne pas venir madu trop vite avec les vieux jours, en faisant travailler ses méninges ! Souvenirs de trop peu d’années à la communale et de plongées studieuses dans quelques florilèges qu’on lui prêtait à l’occasion, des vers longtemps assoupis dans sa mémoire lui revenaient aux lèvres tout naturellement :
« Oh ! La muse se doit aux peuples sans défense…
Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain (1)! »

Comme quoi le chant et le métal faisaient bon ménage dans l’esprit du forgeron ! Alors, dans la ruelle étroite, assis devant sa porte sur un banquet de pierre blanche, un feutre à larges bords sur le chef, il espérait le promeneur à l’oreille complaisante, pas trop avare de son temps. On ne l’évitait pas, on comprenait, on aimait les sonorités harmonieuses des mots déclamés, la douce consonance des rimes jaillies des volutes broussailleuses de sa moustache et la verve de sa voix de conteur insoupçonné.
- « Oh ! Dalius, moun bèu ! Qué nòvi ? Prenèn lou soulèu ?
- Tout de bèn de tu, moun coulègo. La santa vai bèn, gramaci, e s’èro pas li cambo que se fan vièio !
- Ah, vai, i’a mai de jour darrié li mountagno ! Alor, ansin, passas voste tèms a regarda passa lou mounde ?
- Sièu un pau pouèto ! Un pouèto ferratié ! Acò m’agrade !
- Segu !  Aves lou biais dis image e lou goust di mot !
- Oui, mais en français, car à l’école de mon temps, Dieu garde, risque pas qu’on parle lou Prouvençau ! Ecoute cette strophe-là ! Une ode de Ronsard qui chante la félicité de mon gagne-pain !
- Mazette ! Du beau linge, ma foi ! »

« Trois sur l’enclume gémissante
D’ordre égal la font martelant
Et d’une tenaille pinçante
Tournent l’ouvrage étincelant 
Vous les diriez qu’ils (2) ahanent et suent
Tant de grands coups de sur l’enclume ruent. »

la cabucelle : le couvercle, la tête, l’esprit ; madu : fada, gâteux ; banquet : petit banc ; moun bèu ! Qué nòvi ? : Mon beau ! Quoi de neuf ? ; Tout de bèn de tu, moun coulègo. La santa vai bèn, gramaci, e s’èro pas li cambo que se fan vièio ! : Rien que du bien de toi, mon ami. La santé est bonne, Dieu merci, si ce n’était les jambes qui se font vieilles !
- Ah, vai, i’a mai de jour darrié li mountagno ! Ansin, passas voste tèms a regarda passa lou mounde ? : Allez, il reste encore bien des jours derrière la montagne ! Ainsi, vous passez votre temps à regarder passer le monde ?
- Sièu un pau pouèto ! Un pouèto ferratié ! Acò m’agrade ! : Je suis un peu poète ! Un poète ferronnier ! Ça me plaît !
- Segu !  Aves lou biais dis image e lou goust di mot ! : Sûr ! Vous avez le don des images et le goût des mots !
(1) Victor Hugo ; (2) Il s’agit des Cyclopes 

Ainsi, de passant en passant, Dalius égrenait son répertoire dont il ne se lassait pas :

« Rythmé par le marteau sonore
Le chant joyeux des forgerons
S’envole à grand bruit vers l’aurore
Plus fier que la voix des clairons.* »

En pleine discussion avec le père François qui promenait sa soutane nonchalamment, il clama un jour cette vérité sans contredit :

« La cloche dit : prière !
L’enclume dit : travail* ! »

En récitant pour la première fois la complainte de la légendaire Geneviève de Brabant*, il charma tout un auditoire de femmes pourtant bien résolues à battre ce jour-là leur bugado au lavoir tout proche. Il faut dire que le premier septain haranguait la foule curieuse qui ne soupçonnait pas de s’attarder aussi longtemps, et, qu’à l’époque, les distractions étaient rares, à part les émissions du
poste TSF et les articles des journaux :

« Approchez-vous, honorable assistance
Pour entendre réciter en ce lieu
L’innocence reconnue et patience
De Geneviève, très aimée de Dieu
Etant comtesse
De grand’noblesse
Née de Brabant était assurément. »

Au fil des vers, de l’émoi grandissant, les ménagères captivées furent prises de compassion et de tristesse au point d’écraser une larme, de renifler bruyamment, tout en déposant leur lourde panière de linge sale à même le sol car ce mélodrame à faire pleurer Margot ne s’annonçait pas des plus courts.

« Etant troublé de chagrin dans son âme,
Il* ordonna à Golo, ce tyran,
D’aller au plus tôt faire tuer sa dame
Et massacrer son petit innocent,
Ce méchant traître
Quittant son maître
Va, d’un grand cœur, exercer sa fureur. »

Happées par les rebondissements pathétiques de la chronique, les braves lavandières ne virent pas le temps passer et durent remettre au lendemain leur besogne hebdomadaire. Au bout de la vingt-huitième strophe, le cœur n’y était vraiment plus.

« Pour conserver à jamais l’innocence
De Geneviève accusée par Golo
La pauvre biche veut, par sa souffrance,
Le prouver par un miracle nouveau
Puisqu’elle est morte,
Quoiqu’on lui porte,
Sans boire ni manger sur le tombeau. »



bugado : lessive 
* Les forgerons de Théodore de Banville : * Victor Hugo ; * Chanson d’un anonyme (XVIIe siècle) ; * son mari, Seigneur du Palatinat (XIIIe siècle)



Elles se jurèrent, un peu tard, de ne plus se laisser prendre au piège des paroles enchanteresses du countaire qui montrait assurément une mémoire gargantuesque…

Auprès des jouine enfant qu’il adorait, le vieux forgeron entonnait naturellement les sept couplets de la Coupo Santo sans se faire prier et les dissuadait d’oublier leur langue maternelle pèr la glòri dóu terraire :

« Li moussu parlon francès ? E zòu ! Parlen francès : semblaren de moussu. Es dounc la vanita, mesquino vanita de pervengu o d’ignourènt, que fai que tant d’arlèri abandounon ansin la lengo di si paire.* »

C’est alors que malicieusement il saisissait l’immense parapluie noir qui lui servait d’ombrelle fidèle à ses côtés, actionnait son anneau coulissant pour en déployer les baleines flexibles afin de bomber la toile, et, dans un mouvement successif et brusque d’ouverture et de fermeture à l’horizontale, chassait la marmaille rapuguée à ses semelles en grimaçant comme un beau diable à faire peur. Les gamins, aux anges, en redemandaient…

Au village, les trois jours de la fête patronale du 15 Août métamorphosaient l’ancien maréchal-ferrant en boute-en-train à la joie autrement communicative et à la sève bien vivace. A la nuit tombante, dès les premiers flonflons de l’orchestre, il se dépêchait d’harnacher son mulet, lui attelait une modeste carriole et, ainsi équipé, allait à la rencontre di drole fiers d’arborer leur lampion de papier bariolé lors de la traditionnelle retraite aux flambeaux. Une fois dans le défilé, sur un simple banc de planche au-dessus de l’essieu, il hissait deux ou trois têtes brunes ou blondes accrochées à leur luminaire et « fouette cocher » pour un tour complet le long du Boulevard* ! Il renouvelait l’opération jusqu’au moment où les premières mesures d’une folle farandole endiablaient toute l’assistance en liesse. Alors, au son du galoubet et du tambourin, comme si ses jambes recouvraient leurs vingt ans, il prenait la tête de la danse serpentante, en balançant fermement la main d’une jeunette qui n’en revenait pas de tant d’estrambord de la part d’un petit papet au chef tout blanc. Excité comme une puce, il dessinait ensuite une spirale de plus en plus serrée et traversait encore l’arc des bras de deux danseurs qui se faisaient face, en inclinant la tête pour repartir de plus belle dans la nuit limpide. Plus tard, une chemise propre bien repassée sous un gilet à fleurs, un pantalon neuf ajusté par une large taïole rouge et une cravate en soie noire à gros nœud flattaient exceptionnellement la silhouette du personnage qui s’honorait d’ouvrir le bal en beauté. Rasé de frais (mazette !), coiffé avec soin (bèu coume un astre !), les ongles impeccablement blancs (toujours mascara par le métier !), Dalius, méconnaissable, affichait une prestance remarquée. Danseur talentueux et infatigable, il invitait par

 plaisir, à tour de rôle, quelques bourgeoises sur leur trente et un pour des polkas, mazurkas et autres voltes déchaînées en tournant autour de la fontaine de la place du Centre* habillée pour l’occasion d’une haute estrade où jouaient trois ou quatre musiciens. Au son de l’accordéon qui attaquait un air de java*, il n’hésitait pas à plaquer ses mains tendues sur les fesses rebondies d’une partenaire bien en chair tout en pirouettant à petits pas dandinés qui donnaient à la scène un air bel et bien comique. Le dernier soir, alors que la salle verte* était en réalité noire de monde, deux fanfarons déguisés faisaient une entrée théâtrale, mobilisant la curiosité et les regards amusés des fêtards. C’était un couple de vieux, des santons sortis tout droit de la crèche, bras dessus, bras dessous comme des amoureux, à la dégaine volontairement tape-à-l’œil et au visage tellement grimé que tous s’interrogeaient sur leur identité.




countaire : conteur, narrateur ;  jouine enfant : jeunes enfants ; pèr la glòri dóu terraire : pour la gloire du terroir ; rapuguée : accrochée ; di drole : des garçons, des gamins ; d’estrambord : d’enthousiasmes ; papet : grand-père ; bèu coume un astre ! : beau comme un astre ! ; mascara : mâchurés, noircis 

* de Frédéric Mistral : « Les messieurs parlent français ? Et zou ! Parlons français : nous semblerons des messieurs. C’est donc la vanité, mesquine vanité de parvenus et d’ignorants, qui fait que tant de charlots abandonnent ainsi la langue de leurs pères. »

* Avenue for-ville Joseph Jourdan ; * Actuellement, place Frédéric Mistral ; * par exemple « Une partie de pétanque » de Darcelys ; * La place, devenue piste de danse, était décorée à foison de guirlandes de buis et de pins, d’où son nom

En leur faveur et en exclusivité, l’orchestre, évidemment dans le coup, leur réservait un tango langoureux aux déplacements improvisés qui exigeait un corps-à-corps tapageusement torride. La vieille, alias Dalius, malgré ses cent ans et ses oripeaux dignes d’un épouvantail, offrait une poitrine plantureuse qui s’emboîtait parfaitement avec la bedaine proéminente de son compère bossu, le collègue de la classe, Léonce. L’effet ayant ravi et intrigué les badauds, la piste se remplissait de nouveau et nombre de danseurs, la lippe en sourire et l’œil frétillant, dévisageaient de près ces joyeux pitres afin de les démasquer autant que possible. Ce qui, à la longue, ne manquait pas d’arriver. Cet examen par en dessous et le bouche-à-oreille dévoilant le mystère de leur état civil, les deux exhibitionnistes impudiques, essoufflés mais heureux, abandonnaient le branle dès les dernières mesures et finissaient par se consoler de leur excentricité en trinquant joyeusement au comptoir du bistrot le plus proche. C’était leur façon à eux de s’amuser et de régaler la galerie…

On en conviendra, la réputation de Dalius n’était plus à faire d’autant que, par surcroît, le bonhomme exerçait quelques soins occasionnels dignes des dons d’un énigmatique rebouteux ou plutôt d’un croyant pénétré par les bénédictions divines. Nul cabinet d’auscultation, point de potion amère ou sirupeuse ni de recette de grand-mère, aucune manipulation anatomique, surtout pas de remerciements, encore moins de récompense sonnante et trébuchante ! Des prières à la grâce de Dieu comme seul remède, au hasard d’une rencontre, d’un évènement fortuit ! Une fois, n’avait-il pas guéri Louison d’une mauvaise piqûre de frelon alors que celui-ci enfumait un essaim dans une vieille grange avec du soufre enflammé ? La douleur avait été si intense que l’imprudent, aiguillonné dans le gras du ventre, s’était senti immédiatement oppressé et avait failli chavirer dans les bras d’un voisin accouru à ses cris. Dalius qui passait par là n’avait pas cherché midi à quatorze heures pour venir à son secours et pratiquer sa « médecine » originale. Sans délai et contre toute attente, Louison avait retrouvé ses esprits, repris une respiration normale et vu rougeur et gonflement diminuer au point de disparaître définitivement, sans plus de conséquences, au point de vaquer plus précautionneusement néanmoins à ses occupations premières. Après coup, le miraculé avait parlé, décrit un rite insolite (du moins ce qu’il en avait compris !), deviné un chuchotement solennel : « Diéu, divèndre un, Diéu, divèndre dous, Diéu, divèndre tres ! », observé un geste bref de l’index : un rond que l’on ne ferme pas et trois signes de croix sur la peau à soigner. L’affaire s’était évidemment ébruitée à la vitesse d’une traînée de poudre, de lavoir en lavoir, de bistrot en bistrot, de files d’attente devant les épiceries aux sorties de messe sur le parvis de l’église, de belotes en parties de boules, avec toutes les exagérations et les déformations que la rumeur publique prête à la longue. Evidemment, l’opinion générale après l’incantation opérée restait élogieuse car après tout,
 

c’était le résultat, seul, qui comptait, surtout en l’absence d’un docteur dans le coin. Par contre, le biais pour y parvenir suscitait des chicanes inconciliables parmi la population. Confortés dans leur piété, les dévots, si l’on peut dire, étaient aux anges et multipliaient Pater Noster, prières d’intercession, confessions, génuflexions et signes de croix avec force plongées dans l’eau bénite, ce qui n’était pas pour déplaire au Père François même si celui-ci, paradoxalement, restait sur un quant-à-soi prudent. Quant aux mécréants et aux esprits cartésiens qui ne manquaient pas au village, ils attribuaient cette prompte guérison au hasard, à la chance, à la solide constitution de l’intéressé, à l’innocuité du venin, à la faiblesse de la bestiole piqueuse ou à sa maladresse à se défendre, à la confusion avec un tavan agaçant, bref à Dieu sait quoi, qui évidemment n’avait rien à voir avec Lui ni à ses saints protecteurs ! Profitant de la nouvelle qui faisait abondamment parler, certaines braves femmes ressortaient de derrière les fagots des pratiques ancestrales transmises de mère en fille en déballant à qui voulait s’en servir leur pharmacopée indigène, des formules locales au choix à base de jus de citron, de vinaigre, de bicarbonate de soude, d’oignon, de bardane à appliquer sur la lésion et même à y approcher avec quelque prudence une cigarette allumée (la chaleur détruit les toxines du venin, paraît-il !). Pour un peu, des couiòti crédules se seraient fait piquer exprès pour entériner toutes ces souveraines panacées, tels des cobayes de laboratoire !



« Diéu, divèndre un, Diéu, divèndre dous, Diéu, divèndre tres ! » : « Dieu, vendredi un, Dieu, vendredi deux, Dieu, vendredi trois ! » ; un tavan : un taon ; couiòti : imbéciles 



D’un avis commun, Dalius, de pittoresque voire d’allègre farfelu, s’habillait désormais d’une aura indéfinissable et respectable qui s’accentuait au gré d’épisodes semblables. Ainsi, brûlée en renversant une lessiveuse sur son avant-bras, Angèle avait subitement oublié ses vifs élancements, vu gonfler aucune boursouflure rougeoyante et cicatrisé bien vite grâce à des paroles entrecoupées de signes de croix, psalmodiées par le guérisseur consulté en priorité : « … + mal + je te conjure + feu + arrête ta flamme +… » faisait mieux l’affaire que l’efficace òli rouge des vieilles. Comme Louison et Angèle étaient bons chrétiens, catouli assidus aux offices dominicaux et processions diverses, donc sujets privilégiés à obtenir des faveurs célestes (évidence populaire !), tous se demandaient si le truc marcherait sur un incroyant notoire. Les affections sournoises n’épargnant degun, même les esprits forts, l’occasion devait bien se présenter un jour ou l’autre. Et en effet, déambulant par hasard dans la carriero Clémant Rouland, Dalius entendit très distinctement des cris de douleur aiguë échappés d’une fenêtre pourtant close. Il faut vous dire qu’au village la propagation des sons découle physiquement des hautes maisons au double rang de génoises et de l’étroitesse des ruelles où, à l’époque, deux mulets, se croisant par endroit, s’obligeaient à des politesses pour se laisser le passage (sans parler de la travesse Esquicho-Coude !) et où toutes paroles échangées en provençal à haute voix, rebondissant de mur en mur, dictaient flopée de faits divers à la gazette villageoise sans échappatoire possible, sauf à se boucher les oreilles. A plus forte raison des aïe, aïe, aïe ou des ouille déchirants hurlés d’une maison ! Le vieil homme, bien inspiré et soucieux de son prochain à son habitude, cogna à l’huis, s’enquit de la cause de ce mal-être alarmant auprès de l’habitante descendue à lui. Désolée, Cinette* lui confia que Charlot, son mari cloué au lit, souffrait d’une terrible crise de goutte qui durait. Après le poignet, l’enflure douloureuse avait gagné le coude pendant la nuit et cette articulation inflammée, rouge et chaude, faisait grimacer et brailler au secours le rhumatisant à chaque changement de position. Peut-être parce que les deux hommes ne se connaissaient que de vue (Charlot ignorait intentionnellement les offices à l’église !) ou pour une raison restée mystérieuse, Dalius ne s’approcha pas du goutteux, retourna chez lui sans tarder, entreprit de griffonner quelques lignes malhabiles sur un bout de papier. Revenu ensuite auprès de Cinette, il lui remit son message en recommandant de suivre ses instructions à la lettre. Il s’agissait de faire le geste de tirer le mal vers l’extrémité du membre endolori en récitant neuf fois de suite la parole suivante : « San Pèire, San Pau, San Maur e San Roch, tiras-me lou raumatisme au galop ! » et de prier avec conviction la glorieuse Sainte Thérèse de Lisieux. On comprendra que ce rituel religieux était peu compatible avec les idées philosophiques, les opinions laïques, voire anticléricales, du malade qui assimilait ces bondieuseries à des formules magiques venues tout droit du Moyen-Age ou à peu près. Pour un peu, il aurait rigolé de ces pratiques « daliusiennes » si la souffrance ne lui tirait pas les coins de sa bouche. Charlot préféra donc sacrifier à l’Académie en avalant sa dose de colchicine en qui il avait toute confiance. Cependant, sincèrement, il apprécia à sa juste valeur cette démarche altruiste guidée par la compassion. Plus tard, par respect pour le brave guérisseur qu’il jugeait dévoué et complètement désintéressé, il se garda bien de divulguer que les prières, il les avait traitées par-dessus la jambe. Après trois jours, le rhumatisme disparut au grand soulagement du patraque qui retrouva sa place de pointeur parmi les pétanqueurs de la place Saint Sébastien. Pour les croyants à qui rien n’échappait et qui ne doutaient pas de l’exécution du rite (pour guérir, tout est bon à prendre !), la grâce avait parlé, la main de Dieu avait agi une fois de plus, mais pour leurs opposants disciples des lois de la Science et pourfendeurs des cultes obscurs, seule la médecine, parole d’évangile selon saint Hippocrate, avait fait miracle avec son cortège de poisons chimiques.

Au village, évidemment, chaque clan s’entêta dans ses certitudes. Personne n’en démordit, du moins publiquement.




òli rouge : l’huile rouge, macérat de millepertuis pour soigner brûlures et coups de soleil ; catouli : catholiques ; degun : personne ; carriero Clémant Rouland : rue Clément Rolland ; travesse Esquicho-Coude : traverse Serre-Coudes ; « San Pèire, San Pau, San Maur e San Roch, tiras-me lou raumatisme au galop ! » : « Saint Pierre, Saint Paul, Saint Maur et Saint Roch, tirez-moi le rhumatisme au galop ! » ; * un diminutif de Francine 

A vrai dire et à titre individuel, tout n’était pas aussi tranché. Venu de Fayence, l’obligeant médecin de campagne comptait toujours autant de patients assidus chez les manjo-bouan-Diéu, et, à n’en pas douter, certains indécrottables de la Faculté, intrigués ou acculés par des circonstances pénibles, faisaient feu de tout bois, en se fiant, en douce de leurs semblables, à la « thérapeutique de l’illusionniste » au motif de « du moment que ça marche ! » 

Insoucieux de cette querelle jésuitement clochemerlesque, cœur simple sans une once de malignité, Dalius poursuivit sa serviable draio sans distinguer le moins du monde le bon grain de l’ivraie. D’ailleurs, sa devise signait son humilité : « Iéu siéu rèn, tu siés quaucun ! » Lui qui ignorait l’illustre Platon* (ça ne s’apprend pas à la communale !) savait bien par conviction empirique que l’âme parle par les maux du corps. Aussi, pour apaiser la sienne, revenait-il avec amour à sa chère poésie, se remplissant ainsi de joie de vivre ! De bien vivre !

La forge mugissante allume
Nos fronts par la bise mordus
Et son reflet parmi la brume
Chasse les corbeaux éperdus.*



manjo-bouan-Diéu : bigots, bigotes ; draio : chemin rural ; « Iéu siéu rèn, tu siés quaucun ! » : « Moi je ne suis rien, toi tu es quelqu’un ! »

* « Les maux du corps sont les mots de l’âme » ; * Théodore de Banville
































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