samedi 9 mai 2020

La trueio vagabonde

Si vous avez suivi la saga de Mons, village peu lointain, dans un temps lui plus éloigné, vous devez vous souvenir des sœurs  Morlan, Léa et Francine. Aujourd'hui les voici en visite, mais je ne vous en dit pas davantage. Jean-Pierre Orcier nous raconte. Je vous laisse en sa compagnie.


                                 La trueio vagabonde


                      Par Jean-Pierre Orcier 
                                   Illustrations jfg



Deux fois par an, les sœurs Morlan, Léa et Francine, accompagnées de leur mari Louis et Charles, de leur mère Marie et de la petite Françoise répondaient à l’invite d’une proche cousine, Thérèse Féraud d’une campagne au bord du vallon de Barosse, au quartier Saint Jean. Depuis le village perché, sans voiture à l’époque, c’était une véritable expédition que de s’y rendre malgré une descente quasi continuelle et des raccourcis avantageux. Cependant, la perspective de retrouvailles familiales agrémentées d’un bon gueuleton, quelque daube de gibier l’hiver et un aïoli odorant l’été, faisait oublier l’interminable chemin. Cette fois-là, dans les premiers jours d’août, la petite troupe jugea sage de partir de bon matin afin de moins souffrir de la chaleur estivale. Chapeaux à larges bords, jupes légères, sandales pour ces dames, marcels échancrés, sacs à dos militaires, brailles courtes et espadrilles à semelle de corde pour les messieurs composaient la tenue officielle appropriée à la marche sous le soleil. Tout au long du voyage, l’entrain était l’usage avec les chants où les kilomètres à pied, à force, usent les souliers et où le clairon sonne la charge quand l’air est pur et la route large. Les hommes allaient devant, la petite entre eux, la soulevant à chaque un-deux-trois pour lui faire franchir un obstacle imaginaire d’un bond prodigieux. Comme le Petit Poucet, il fallait absolument que la fille de l’Ogre enfilât les bottes de sept lieux pour se distraire du long parcours et grandir à chaque enjambée. Enfin, au bout d’une dernière calade, la divine source de Saint Jean se révéla et sollicita avec succès un arrêt salutaire, savouré avec bonheur par les assoiffés impatients de se désaltérer comme les moutons en troupeau le soir venu. Juste au-dessous, un bassin en pierre au ras du sol conservait une eau limpide et fraîche, idéale pour faire trempette et soulager les joues rouges ainsi que les nuques transpirantes. Le terme était tout proche à présent ; chacun s’en trouva ragaillardi avec une impression d’atteindre le bout du monde, une cambrousse où le Bon Dieu a oublié son pantalon. Juchée maintenant sur les épaules de son père, une main en visière comme un matelot du haut de sa vigie, l’enfant claironna enfin l’arrivée à bon port par ses cris joyeux et les battements intempestifs de ses gambettes sur le torse paternel. A l’extrémité d’un vaste pré qui s’ouvrait devant un bois de chênes blancs au loin, la bastide se fondait dans le creux d’une modeste crête rocheuse, laissant seulement échapper à la vue une muraille presque aveugle et un seul pan de toiture aux tuiles rondes mangées par la mousse et les lichens. Un enclos attenant, en pierres sèches, attestait qu’autrefois quelques sages brebis et deux ou trois chèvres follettes y trouvaient un abri nocturne tout à fait convenable pour leur qualité. Au fond, en contre-bas de la masure, un cochonnier tout aussi rudimentaire assurait le gîte fangeux à souhait à quelque porc bien élevé. Descendue de son perchoir, Françoise se précipita, les bras grands ouverts, vers l’hôtesse aux aguets sortie sur le pas de sa porte, après une escalade prudente d’une volée de marches bien trop hautes pour ses petites jambes. Déjà âgée, la brave Thérèse était tout en rondeurs, d’une belle santé rougeaude, plutôt courte sur pattes comme les paysannes des anciennes générations, avec un visage joufflu et jovial qui inspirait immédiatement la sympathie malgré quelques poils au menton de taille respectable. En compagnie, elle riait volontiers, d’un rire homérique en cascades contagieuses qui actionnait invariablement en écho les zygomatiques des plus chagrins. Vivant seule depuis toujours, elle aimait avoir du monde chez elle, la famille trop rare, les chasseurs qui se régalaient de ses talents de cordon bleu, le facteur Mireur qui lui faisait la causette et trinquait à sa santé, l’affable Giraud qui coupait par chez elle en revenant des écrevisses, les bergers qui apportaient de temps à autre une belle tomme en échange de l’herbe de son pré, des voisins en quête d’outils ou d’une demi-douzaine d’œufs de son poulailler. L’accueil fut chaleureux, les embrassades prolongées, puis on se dépêcha de rentrer dans la fraîcheur de la cuisine, tout à la fois salle à manger, buanderie, cellier et fumoir. D’un côté de cette vaste pièce chichement éclairée (l’électricité triomphait tout juste !), une cheminée provençale, habillée de plâtre, qui ne s’était pas frottée à un ramoneur depuis mille flambées jouxtait un potager, maçonné aux carreaux de Salernes vernissés, qui chauffait à la braise quelques poêlons énigmatiques. Contre le mur du fond, présidait une table de banquet en costume de toile cirée, servie de chaque côté par un banc en bois stylé à la mode rustique.


La trueio : la truie ; brailles : (francisé) pantalons 




Dans une encoignure, un imposant bugadié à large bouche attendait goulûment la prochaine lessive qui tardait à venir. A l’habitude, on n’arriva pas les mains vides car on savait l’approvisionnement malaisé en cette contrée perdue où l’indigène solitaire devait suffire vaille que vaille à sa propre subsistance. Des sacs sortirent deux ou trois bouteilles cachetées de vin rouge (du Côtes de Provence, s’il vous plaît !), une tarte aux pommes embaluchonnée dans un torchon noué aux quatre coins, un bocal de raisins à l’aigo-ardènt et quelques gâteries sucrées pour combler la gourmandise de la cousine. Ces bonnes manières faites, tout en papotant, les femmes s’affairèrent sur le champ devant les fourneaux pour seconder la cuisinière dans ses préparations odorantes tandis que les hommes, au dehors, installés sur une banquette à l’ombre, s’occupèrent à trafiquer maints ustensiles abîmés avec les moyens du bord, en tirant quelques goulées de leur cigarette roulée à la main. Sous leur surveillance et en attendant l’heure du repas, Françoise, fille de la ville, employa sa liberté passagère à poursuivre deux ou trois poules venues aux nouvelles à s’enfiler dans le jabot et à témoigner de la dispute des lapins aux incisives zélées pour une cardelle laiteuse qui semblait une friandise. Ravie, elle épia une embrassade éphémère entre deux gourmands aux prises avec une tige grignotée par les deux bouts. Cependant, elle se lassa vite de cette basse-cour apeurée et de ces jeux lapinesques répétitifs. Quelque chose l’intriguait depuis son arrivée. Un mystérieux locataire devait avoir une tout autre envergure car on lui consacrait un logis entier à sa mesure, carrément une maisonnette au cachet guère moins modeste que la demeure de la propriétaire. La témérité aiguillonnée par la tentation de la découverte étant un privilège enfantin, la petite, mine de rien, s’approcha, à distance tout de même, du ténébreux cochonnier que hantait à n’en pas douter une impressionnante bête (elle ronchonnait bruyamment quelquefois !). A temps, un ordre péremptoire mit le holà à son aventure audacieuse et lui apprit l’identité de la chose, un cochon femelle, une truie comme disent savamment les grandes personnes. Impérativement, il fallait qu’une escorte solide consentît à l’accompagner en toute sécurité ! On verrait plus tard ! Du coup, bougonne, elle rebroussa chemin, se promit d’y revenir coûte que coûte et rejoignit ces dames qui la chargèrent de mettre table. Une moins instructive leçon de Choses sauf à montrer de la patience et à réfréner sa curiosité ! Une bonne demi-heure passa (un siècle pour elle !). Du haut de ses quatre ans, la vive gosse bassinait son parrain Louis depuis un bon moment déjà - plutôt que son père de corvée de pluches -, lui tirant la manche par saccades vigoureuses ou s’accrochant comme une arapède à la poche de son pantalon. Insistante, elle débitait sans cesse ce babil puéril qui ignorait encore les « r » et estropiait quelque peu des sons étrangers à sa langue :

- « Veux voil la cochonne, Pala Louis ! Veux voil la cochonne ! Tu mènes moi, dis ? »

De guerre lasse, parrain Louis, désœuvré un instant, s’exécuta, le plaisir de la petite s’ajoutant au sien sans qu’il le montrât. Cependant, il s’agissait de se faire discret car, après tout, la patronne, prompte quelquefois à s’enflammer, rouscaillerait peut-être à l’idée que l’on fouine dans tous les recoins de son bercail et que l’on dérange ses chers pensionnaires. Tenant fermement par une main sa protégée triomphante, parrain Louis plaqua son index sur ses lèvres en signe de connivence, confirmant par ce geste la probable entorse à une règle respectueuse des usages. Ainsi, les deux complices franchirent en catimini l’enclos que plus aucune claire-voie ne barrait et se plantèrent devant un portillon aux vieilles planches de chêne sommairement clouées, l’huis de la « Bête ». Sans chevillette à tirer (on n’était pas chez Mère-grand !) ni loquet métallique à décoincer, le battant était seulement maintenu fermé au moyen d’un fil de fer entortillé autour d’un bâton en travers du chambranle de pierre. Un « Sésame, ouvre-toi » commun dans les campagnes ! Sans doute, Dalius, le vieux forgeron du village, était-il trop loin ou trop coûteux ! Alors, parrain Louis fit pivoter le bois à la verticale et l’antre du dragon s’ouvrit magiquement dans un couinement lugubre de gonds assoiffés, laissant échapper instantanément d’indéfinissables relents qui empuantaient l’air ambiant. Avant même de discerner la silhouette d’une ombre, la « Belle » se boucha le nez par réflexe et s’agrippa plus fort au bras de son héros protecteur. Puis, sage précaution, les deux visiteurs s’attardèrent sur le palier, non par politesse comme s’ils attendaient une invite à s’introduire, plutôt contraints de laisser leurs pupilles se dilater doucement dans la pénombre.

bugadié : jarre à laver le linge ; l’aigo-ardènt : l’eau-de-vie ; cardelle : (francisé) laiteron


Monstrueuse, enrobée de sa graisse, vautrée de tout son long, la truie vivait là, auréolée d’une nuée de mouches zigzagantes qu’elle ignorait royalement, le groin enfoui dans la fange épaisse et tiède, les mamelles flasques, une oreille négligemment repliée sur l’avant, l’œil mi-clos, dans une attitude de souveraine sérénité. De toute sa masse, elle semblait déborder du cochonnier par les rares ouvertures au ras du sol. Comme les vêtements étriqués d’un gamin qui a forci trop vite, les murs qui avaient sans doute rétréci autour du suidé au cours de sa croissance lui interdisaient à complète maturité le moindre déplacement. A l’arrivée des nouveaux venus, comptant sans doute sur un rabiot bienvenu de mangeaille, l’imposante bestiasse à la robe maculée se décida à soulever ses deux cents kilos de chair (à vue de nez !) qui se balançaient à chaque soubresaut de son train de derrière. Au tapage de cette gymnastique laborieuse pour se décoller de la vase gluante, des glourk-glourk dégoûtants, s’ajoutèrent en alternance des grouinements rauques et des souffles sonores répétés qui firent reculer l’enfant soudain prise de frayeur. L’expérience étant concluante, il était inutile de la prolonger. Prestement, parrain Louis rabattit le panneau, sourit à la petite qui n’en menait pas large et prononça quelques paroles de réconfort pour étancher des roulements de larmes sur ses joues. Puis, sans tergiverser, main dans la main, ils filèrent d’une traite comme des garnements surpris à faire quelque bêtise et rejoignirent des contrées moins exposées en ayant l’air de se promener anodinement, des fois que l’œil suspicieux d’un oculus les reluquât sévèrement. Loin de tout danger, ils éclatèrent d’un rire nerveux, soulagés mais aussi pas peu fiers de leur escapade frauduleuse. A cet instant, un vigoureux et impatient « A table, l’aiòli est prêt » rameuta tous les convives qui salivaient déjà à l’odeur de l’ail et de l’huile d’olive amalgamés (gare à celui qui fait attendre un pilon planté à la verticale dans son mortier !). Une image chassant l’autre, la petite oublia aussitôt sa rencontre insolite pour se consacrer à chapeauter son œuf dur de pommade luisante et à le déguster séance tenante en faisant quelque peu la grimace. Bientôt, le repas se termina dans l’euphorie des ventres bien pleins et des soucis envolés. Leur digestion se trouvant sans doute un peu lourde, ces messieurs arboraient maintenant une mine à pénéquer gentiment tandis que les dames, plus vaillantes, débarrassaient le couvert et vaquaient à diverses taches ménagères. Descendue à l’enclos, une assiette à la main pleine de détritus, Francine éparpillait son contenu convoité parmi une ribambelle de galino en bataille quand son regard fut attiré par un rectangle noir qui tranchait anormalement sur la façade claire du pourcarié : la porte était grande-ouverte. La mère de Françoise aurait juré ses grands dieux qu’elle était close à leur arrivée ! Son sang ne fit qu’un tour ; elle s’élança vers la soue, pressentant quelque catastrophe. Malheur ! La tanière était vide et la truie s’était escapée. Remontée en vitesse, elle se garda de corner la nouvelle à la cantonade, présumant une maladresse ou pire une sottise familiale aux conséquences pénibles. Au contraire, elle alerta subrepticement les hommes et sa sœur, épargnant à dessein sa mère Marie et surtout la sanguine cousine qui aurait certainement les nerfs à avaler cette péripétie. Et puis, sur une grosse estomagade probable après une ventrée pareille, l’infractusse pourrait lui venir et on serait alors dans un brave pétrin ! Immédiatement, Louis, sorti de sa torpeur, avoua à demi-mot son étourderie coupable et conclut qu’il fallait trouver un prétexte pour prendre le large et se mettre en chasse sur-le-champ. De son côté, un brin goguenard à l’égard de son beau-frère, Charles qui prenait la chose au sérieux mais pas au tragique suggéra de sa voix modulée de directeur d’école qui en impose :

- « Ça vous dirait de faire une virée alentours, histoire de digérer ? On pourrait faire la provision de serpolet pour tout l’hiver, ce n’est pas ce qui manque dans le coin ! Allez en route ! Et n’oubliez pas un panier et un bon couteau ! »

Non seulement les comparses acquiescèrent avec un enthousiasme surjoué, mais la cousine, elle-même, trouva l’idée épatante, confiant qu’elle n’avait pas besoin de tout ce monde autour d’elle pour s’attaquer à la pile de vaisselle.

bestiasse : (francisé) grosse bête ; l’aiòli : l’aïoli ; pénéquer : (francisé) sommeiller ; galino : poules ; pourcarié : porcherie, cochonnier ; escapée : (francisé) échappée ; avoir les nerfs : avoir une vive agitation ; estomagade : (francisé) frayeur ; l’infractusse : l’infarctus 

- « Profitez tant que vous pouvez ! Un peu d’air vous fera le plus grand bien ! La petite doit se dégourdir les pattes, un vrai boulegoun celle-là et de l’exercice, en avès tóuti besoun, ma foi ! Marie et moi, on reste entre vieilles, on ressassera nos souvenirs d’autrefois, on est de la classe ! »


Françoise qui commençait à trouver le temps long fut la première à sauter de sa chaise, talonnée de près par des adultes étonnamment en effervescence. Au dehors, la patrouille des chasseurs de truie s’organisa comme à la battue. Il s’agissait d’abord de rechercher quelques indices que l’animal aurait pu laisser, inspecter ensuite le terrain dans sa partie dégagée et enfin aviser en cas d’échec : une traque de Sioux que favorisait la situation dominante de la bastide. Effectivement, de la boue mêlée de soies rêches et épaisses barbouillait l’entrée de son logement car l’animal boursouflé avait dû frotter sa couenne durement pour s’en extirper. Dans l’enclos, des souillures en forme de sabots fourchus jalonnaient un tracé qui malheureusement s’éclaircissait peu à peu pour s’évanouir trop rapidement dans les herbes. Impossible de suivre un cap précis tant la boussole de la bête avait perdu le nord ! Finalement, un tour d’horizon bredouille au-dessus du large pré en contre-bas concentra les recherches des éclaireurs dignes de Baden-Powell vers l’éouvière voisine. Sur le côté, un ancien chemin muletier s’y enfonçait ; peut-être le bon choix ? On s’avança donc en pressant le pas car une fébrilité palpable animait les gestes et les paroles des apprentis enquêteurs. De plus en plus tracassée, Léa houspillait sans ménagement son mari pour sa négligence :

- « C’est pas Dieu possible de pantailler à ce point ! Nous faire un coup pareil, Louis ! Mais coume tu t’es débrouillé ? Tu vois un peu si on la perd ! C’est sa pitance de toute l’année à la cousine ! De la bonne charcutaille qu’elle garde au sel pour subsister ! Fan de Chine, j’oserai plus regarder Thérèse en face ! »

A ce moment, Charles interrompit ces récriminations conjugales par de judicieuses observations :

- « Chance ! Tenez, elle est passée par là ! Elle a fouillé ce coin ; les feuilles sont toutes chamboulées, jusqu’aux pierres qu’elle a virées ! Ce n’est pas vieux et même encore clafi de bestioles qui grouillent en dessous ! Là, sur le bord de la draille, regardez d’autres traces ! »

Apparemment, l’animal, plus habitué à l’obscurité qu’à la lumière, avait tourné le dos au soleil et avait suivi sagement le chemin des écoliers en évitant de pénétrer dans les fourrés trop touffus pour son embonpoint. Requinquée, la famille se mit à trottiner car la truie vagabonde ne pouvait être loin maintenant. Ce fut Francine, la plus véloce, qui la découvrit après un coude serré, complètement affalée sur le sol, sous un cagnard implacable. On s’attroupa. La pauvre bête, privée en permanence du moindre mouvement ordinaire, donnait des signes d’épuisement après cette échappée champêtre. Elle haletait avec des râles inquiétants, un mucus gluant s’échappait de son groin noirci, sa peau tachée virait par endroit au rose vif et ses yeux larmoyaient en laissant des dépôts brunâtres dans les coins. Mal en point, elle ne bougeait que par saccades. Tous les symptômes d’un coup de chaleur, peut-être les prémices d’une crise cardiaque que l’on redoutait ! Se faisant un sang d’encre, les hommes se cherchèrent du regard ; il fallait faire vite. On dépêcha Francine pour récupérer une estrasse et un arrosoir d’eau afin d’humecter la moribonde. Il en traînait toujours près de la citerne extérieure où convergeaient les tuyaux de descente des gouttières. Comme la truie n’avait pas fugué loin, Francine qui n’avait qu’un saut à faire en coupant à travers bois fut vite de retour. Sérieux comme un pape, le front barré de rides profondes, Louis que sa gaffe impardonnable rongeait prit l’opération en main, versant avec parcimonie le liquide bienfaisant et frais d’abord sur le groin, puis plus abondamment ensuite sur tout le corps de l’animal, de l’échine à la queue. Chose inattendue et inespérée, la truie, loin d’être à l’article de la mort, soubresauta subitement, comme si on l’avait dérangée d’une somnolence rêveuse, fit mine de se relever pesamment. Femmes et enfant s’écartèrent vivement tandis que les deux gaillards vinrent soutenir des mains et des épaules un train de derrière encore en panne. Après quelques poussées laborieuses, l’animal se hissa enfin sur ses pattes, agitant les oreilles en signe de première victoire et balançant son énorme tête de haut en bas en guise de remerciement. On respirait déjà mieux !

boulegoun : un enfant remuant ;  en avès tóuti besoun : vous en avez tous besoin ; l’éouvière : (francisé) la chênaie ; pantailler : (francisé) rêver ; coume : comment ; Fan de Chine : interjection pour exprimer le désarroi ; clafi : plein ; estrasse : chiffon, serpillière

Cependant, le retour ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices car l’animal têtu refusait d’avancer, jouissant pour la première fois de la nature vraie - celle des « lotantiques »  - qui lui explosait sous le groin. Regagner ses pénates pour le moins exiguës et sombres n’étant pas sa gamelle de pâtée dans l’immédiat, la truie goûtait pleinement au bon air de la liberté et à la lumière réelle d’un monde nouveau. Sortie de l’illusion de sa caverne, elle se refusait, allégoriquement mais sûrement, par son immobilité, à replonger dans sa condition porcine obscure. Une truie platonicienne, en somme ! On la tira, on la poussa, les uns à l’avant par la tête et les oreilles, les autres à l’arrière par les jambons, rien n’y fit ! Les bras raidis, le dos arc-bouté, les jambes tendues, Louis s’escrimait pourtant à la tâche pendant que Charles, pas moins rouge et haletant sous l’effort, essuyait de sa paume les grosses gouttes qui perlaient sur son front et que les femmes s’agaçaient en criant des « allez » inutiles. Rien, pas un pouce de gagner ! Spectatrice captivée mais crispée à la fois, Françoise s’impatientait tout en imprimant dans ses souvenirs ce tableau insolite (elle témoignera plus tard de cette anecdote !). Une mauvaise tête de cochon, cette satanée bestiole ! Néanmoins, résisterait-elle à quelque carotte sucrée, à une pomme juteuse ou à un quignon de pain ? La solution était peut-être là ! Léa en alla chercher en douce dans la cuisine - le prétexte d’une envie pressante pour rentrer -, se donnant l’occasion au passage de juger de l’avancement de la plonge. Particulièrement, elle s’assura que les grands-mères, en plein conciliabules et confidences, ignoraient encore tout de la mésaventure qui se déroulait au-dehors. Par chance, l’unique fenêtre trop haute au-dessus de la pile interdisait le moindre aperçu de la scène et aucun bruit extérieur ne pouvait percer l’épaisseur des murs. Dans l’intervalle, sur le champ de bataille, on cessa les hostilités afin de reprendre haleine. Sans délai, la jeune femme revint, les poches chargées de quelques restes du repas de midi qu’elle brandit à portée de museau, laissant les odeurs alléchantes faire leur chemin. Par bonheur, le stratagème de la tentation mit fin à la résistance de la truie : sa virée bucolique avait réveillé un appétit pantagruélique. Facilement conquise par cette enseigne épicurienne, elle agita sa chair adipeuse puis, en dandinant ses rondeurs généreuses, elle suivit au train d’un sénateur sa tentatrice qui, par moment, concédait quelques gratifications gourmandes pour entretenir le branle et encourager la cadence. C’est ainsi que, pas après pas, malgré deux ou trois arrêts inopinés et quelques velléités à fouir des amas de feuilles en cours de route, la truie, sous bonne escorte, regagna son logis en grognant fièrement de ses prouesses. A proximité, elle accéléra même l’allure autant que sa corpulence le lui permettait, discernant entre mille des effluves qui lui étaient familiers. Le passage de l’entrée ne fut pas une mince affaire tant la truie semblait avoir gonflé entre-temps. Finalement, d’une dernière contorsion du corps renforcée d’une vigoureuse bourrade de Louis, la bête réintégra sa demeure comme un diable dans sa boîte, en poussant un cri aigu qui semblait de joie. Aussitôt, la porte fut refermée avec un soin méticuleux, le fil métallique tendu de manière à interdire tout jeu possible. L’expérience avait parlé et on ne la renouvellerait pas ! D’ailleurs, Louis testa savamment le système avant de pousser avec ses acolytes un franc soupir de soulagement. Profitant un assèti providentiel pour poser sa grosse fatigue, il évacua enfin, d’un large revers de la main sur son front, le mauvais sang qui plombait sa quiétude coutumière. Le cœur léger maintenant, on pouvait rentrer, sauf à prendre au préalable une mesure élémentaire. La vérité sortant proverbialement de la bouche des enfants, Francine, méfiante, fit sévèrement la leçon à sa fille :

- « Françoise, ne t’avise pas à ouvrir la bouche, garde ta langue, ma petite ! La cousine ne doit rien savoir ! Tu entends ? Elle pourrait se fâcher tout rouge ! La truie est dans sa maison, tout va bien ! »

Obéissante, l’enfant acquiesça d’un hochement de tête. A son âge, enfouir un secret n’était pas chose facile. Cependant, ce qui l’intrigua le plus dans cet avertissement maternel, ce fut de réaliser pour la première fois que les grandes personnes pussent aisément dissimuler la vérité selon leur convenance. Puis, comme l’ordre était rétabli désormais et que l’horloge de son ventre sonnait l’heure du goûter après toutes ces émotions, elle se précipita dans la cuisine dans le giron de sa grand-mère qui lui tendait une barre de chocolat noir avec l’indispensable tranche de pain pour l’accompagner…

la pile : (francisé) l’évier ; assèti : siège

Sur le palier, Charles s’avisa que le panier vide de thym (on l’avait oublié celui-là !) soulèverait peut-être quelques questions embarrassantes. Aussi, il revint sur ses pas et, consciencieusement, fit une cueillette suffisante avant de retrouver les siens occupés à boire un bon coup d’eau fraîche. A l’intérieur, rien n’avait filtré de cet épisode rocambolesque et la discussion s’animait joyeusement avant de songer à remonter au village. Au moment des embrassades et des adieux, de se souhaiter un bon hiver, la cousine Thérèse glissa dans chacun des sacs un saucisson et une bonne tranche de petit salé. Le tout affiné sur place et par ses soins.

- « Vous m’en direz des nouvelles ! C’est du fait maison ! Dans la trueio, tout est bon ! »

Et la petite qui n’en perdait pas une, du tac au tac, de rétorquer :

- « En plus la cochonne, l’a fait un beau « vo… iage », tu sais ! »


Un ange passa. On resta coi une seconde sous l’effet de la surprise. Se dominant, la mère de Françoise resta de marbre, sauf un léger froncement de ses sourcils à peine visible ; surtout ne pas en rajouter en faisant les gros yeux ou en grondant, ça pouvait passer comme une lettre à la poste. Heureusement indifférente, Thérèse entendit mais n’écouta pas ce gazouillis enfantin qui devait lui paraître extravagant. Ouf ! Aussitôt, craignant de nouvelles paroles malheureuses qui pourraient échapper à la demoiselle au dernier moment, Francine s’empressa de faire court en criant bien fort : « Adessias, Terèso ! E a l’an qué ven ! » Puis elle empoigna sa fille brusquement et se dirigea vivement vers la sortie, accompagnée du reste de la famille. Il n’était pas prudent de s’attarder davantage. Bientôt, toute la petite troupe se retrouva sur le chemin du retour, faisant de grands signes de la main en direction de l’aimable cousine. La petite, elle, envoya un baiser, peut-être bien vers le cochonnier et sa fugueuse habitante. Au carrefour avec la route, une fourgonnette déboulait par là en pétaradant. C’était Jean, l’especié, qui revenait à vide de sa campagne du Collet. Voyant les marcheurs aux prises avec la rude montée, il s’arrêta et embarqua tout ce joli monde pour le ramener au village.

Au pays, il était rare que le cochon familial passât Noël, c’était son sort coutumier ou alors il n’avait pas engraissé assez. Dans les fumoirs, pendouillaient alors saucissons et jambons qui amélioraient parcimonieusement l’ordinaire d’une alimentation frugale. La truie vagabonde ne l’avait pas été longtemps ! Au moins, avait-elle pris l’air ! Pecaire ! La cousine Thérèse n’a jamais rien su de l’histoire !

« La trueio a fa un porquet... n'a fa un, n'a fa dous, n'a fa tres ! »

la trueio : la truie ; Adessias, Terèso ! : Adieu, Thérèse ! ; E a l’an qué ven ! : Et à l’année prochaine ! ; l’especié : l’épicier ; Pecaire ! : Hélas, peuchère ! ; La trueio a fa un porquet... n'a fa un, n'a fa dous, n'a fa tres ! : chanson populaire qui annonçait le début de la fête, « La truie a fait un porcelet… elle en a fait un, puis deux, puis trois ! »


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