mardi 7 février 2017

LA PRISE DE LA SMALAH D'ABDELKADER post scriptum




Je ne résiste pas à la tentation de vous livrer un extrait d'un texte signé Théophile Gautier et que nous devons au travail de la Société Théophile Gautier. *
Théophile Gautier critique d'art ne bâclait pas ses articles!
C'est un peu long, mais ça mérite l'effort de lecture.




PS : On ne s'étonnera pas, l’orthographe d’époque est conservée.




* http://www.llsh.univ-savoie.fr/gautier/
 
 
Feuilleton de la PRESSE .
DU 18 MARS 1845.
__________
SALON DE 1845.
(2e article)
__________
Horace Vernet. – Eugène Delacroix. –Théodore Chasseriau
La première chose qui saisit invinciblement les yeux en entrant dans le
salon carré, c’est la Prise de la Smala, par M. Horace Vernet.
L’actualité du sujet (comme on dit aujourd’hui), la dimension énorme du
cadre, arrêtent tout d’abord l’attention. — Cette immense toile couvre
entièrement tout un côté du salon, celui qu’occupent, dans le Musée
ancien, les Noces de Cana, qui ne sont auprès du tableau de M. Horace
Vernet qu’un simple dessus de tabatière. Nous doutons qu’il y ait au
monde un plus grand morceau de peinture. — Les célèbres repas de Paul
Véronèse, qui avaient jusqu’à présent passé pour les plus vastes
compositions tracées par le pinceau, ont perdu leur suprématie — de
mètres et de centimètres. – La proportion n’est pas un mérite, sans doute ;
mais elle vaut cependant qu’on en tienne compte, car ces machines
compliquées sont d’une ordonnance difficile, et exigent un génie
particulier.
M. Horace Vernet est peintre de race, et personne n’est plus heureusement
doué. Il a une facilité incroyable, une sûreté de main, une prestesse de
touche, une aisance d’exécution qui n’appartiennent qu’à lui. Il compose
d’une façon spirituelle, dessine avec justesse, colorie agréablement, et
possède au plus haut degré toutes les qualités françaises, c’est à dire qu’il
est ingénieux, clair et limpide ; aussi a-t-il toujours plu et plaira-t-il
toujours au public, qui retrouve en lui tout ce qu’il aime et rien de ce qui le
choque.
Nous autres Français, il faut l’avouer, nous avons un peu peur des qualités
robustes et violentes ; il ne faut rien pousser chez nous à l’excès, ni le
dessin, ni la couleur ; l’art sérieux et passionné ne nous va pas ; il nous
faut en tout un juste milieu, et nous préférons la médiocrité adroite au
génie gauche. Nous avons en outre la prétention de comprendre sans
écouter, de voir sans regarder. Une oeuvre qui exige quelque attention de la
part des spectateurs n’aura jamais de succès.
Par la nature même des sujets qu’il traite (et ce n’est pas nous qui le
blâmerons de s’attacher à reproduire l’histoire contemporaine), M. Horace
Vernet est tout de suite en communication avec son public.
Ses tableaux illustrent les bulletins, et chacun sait d’avance ce qu’il veut
dire. Le texte de ses compositions est répandu à milliers par cent
journaux : tout le monde a vu des chasseurs d’Afrique et des zouaves, et,
grace aux fréquentes apparitions des Arabes à Paris, il n’est pas de gamin
qui ne sache son Bédouin sur le bout du doigt. Il est tout naturel que les
tableaux de M. Horace Vernet jouissent d’une grande popularité ; les gens
les plus étrangers à la peinture peuvent constater l’exactitude de la
reproduction d’un kepy, d’une giberne, d’une paire de guêtre, ou d’un
bournous, et comme ils trouvent toutes ces choses fidèlement reproduites,
avec un certain aspect de trompe-l’oeil dans les batailles de leur maitre
favori, ils les regardent comme le dernier mot de l’art.
Nous n’avons aucun parti pris et nous ne prétendons pas faire la leçon à
notre temps ; mais nous voudrions qu’une plus grande faveur s’attachât
aux productions sérieuses où le style et la couleur sont ardemment
poursuivis par des intelligences éprises du vrai beau.
La Smala fera au salon de 1845 un tapage qui détournera, nous le
craignons bien, l’attention publique d’oeuvres de plus haut titre et de plus
longue portée.
La Prise de la Smala est traitée un peu à la manière des panoramas et
gagnerait beaucoup à être appliquée intérieurement à une rotonde avec un
jour pris de haut et les précautions d’optique usitées en pareil cas.
La composition se déroule d’une manière transversale et renferme une
foule de groupes plutôt juxta-posés que combinés ensemble, —
inconvénient inévitable dans une action multiple et diffuse comme celle de
l’attaque d’un camp assailli à l’improviste. — Nous ne demanderons pas à
M. Horace Vernet une concentration impossible ; mais pourtant il nous
semble qu’il y aurait eu moyen de mieux relier entre eux les différens
épisode de cette vaste scène de désolation.
L’aspect général du tableau est d’une localité dure et froide qui n’indique
pas le climat torride de l’Afrique. Nous savons bien que les tons gris et
poudreux abondent dans les pays chauds et que le ciel y est souvent d’une
couleur terne et plombée ; mais on sent que cette terre est calcinée à deux
mètres de profondeur et que ce ciel blanchit comme une voûte de fournaise
chauffée à toute outrance. — Marilhat, Decamps, excellent à rendre ces
effets. — Les terrains n’ont pas ces teintes fauves, mordorées, ces nuances
de peau de lion, ce hâle de soleil qui distinguent les paysages orientaux,
d’où la végétation est presque toujours absente.
Dans le lointain, sur des collines marbrées de rayures qui semblent
produites par le feu, s’émiettent les ruines blanches d’un vieux fort turc.
Le premier plan, vers le centre du tableau, est occupé par une charge de
cavalerie à fond de train.
M. Horace Vernet est renommé à juste titre pour son habileté à peindre les
chevaux ; il n’a eu qu’à suivre les exemples de son père, un des premiers
qui ait osé s’apercevoir que les chevaux réels ne ressemblaient guère aux
grosses bêtes à croupe pommelée et à queue nattée de rouge de Vander-
Meulen et de Charles Lebrun. Il sait à fond l’anatomie du cheval, ses
aspects, ses profils, ses raccourcis, ses allures, ses ports de tête, et au besoin
l’écuyer vient en aide au peintre.
Dans la Prise de la Smala, M. Horace Vernet a affronté une difficulté très
grande : tout un rang de cavaliers fait face au spectateur, de sorte que les
chevaux se présentent en raccourci complet. Ce mouvement est bien
rendu. Nous ferons seulement observer à l’artiste qu’il a trop sacrifié à une
mode qui règne aujourd’hui parmi les peintres de chevaux, et qui consiste
à faire creuser beaucoup trop la ligne frontale par la protubérance
excessives des orbites et le renflement des naseaux. Velasquez, Van-Dyck,
ont dans les genets d’Espagne, monture habituelle de leurs portraits
équestres, le défaut précisément contraire, celui de faire des têtes busquées
à l’excès. Ces types différens sont donnés sans doute par la nature, mais
beaucoup moins accusés.
Certes c’était un sujet splendide et magnifique pour un coloriste que la
prise de la smala. Nous ne voulons point dire que M. Horace Vernet l’ait
manqué. Il l’a entendu à sa manière, qui en vaut bien une autre, mais qui
est bien plus propre à rendre les physionomies et les uniformes des soldats
de nos armées que les types fiers et les costumes pittoresques des Arabes
d’Abd-el-Kader.
Nous aurions souhaité, au lieu de cette peinture un peu trop fidèle au
bulletin, au plan topographique, et plus satisfaisant sous le rapport de la
stratégie que sous celui de l’art, une de ces éblouissantes et farouches
mêlées, comme Salvator Rosa, Rubens, Gros, Delacroix et Decamps
savent si bien les rendre ; nous aurions voulu un ruissellement d’or et de
pierreries, de velours miroitans, d’armes étranges et sauvages, — des
cavales échevelées, fumantes, les prunelles et les narines pleines de feu, se
cabrant et se renversant avec leurs cavaliers dans des groupes de femmes
et d’enfans éperdus, des nègres nus combattant des ongles et des dents, et
mordant au poitrail les montures des vainqueurs dans le suprême effort de
l’agonie et de la rage ; — un fourmillement de corps de toute couleur et de
tout costume, qui s’étreignent, s’enlacent et se déchirent ; — puis la ravine
par où descendent à flots mugissans des torrens de boeufs aux muffles
lustrés, aux yeux inquiets, étonnés ; et là-bas les cous d’autruches des
dromadaires qui se profilent bizarrement ; et les visages blafards des
eunuques qui renferment les femmes dans les palanquins, et surtout,
amour et joie des coloristes, les coffres éventrés, laissant couler sur le
sable leurs entrailles de soie bigarrées et tramées d’or, les caftans brodés
au coude, les ceintures de cachemire, les chemises lamées d’argent, les fez
bruissans de sequins ; — les cassettes incrustées de nacre ou de burgau,
d’où s’échappent des fils de perles qui s’égrainent ; — tout ce luxe oriental
surpris sur le fait, toute cette magnificence enfantine et charmante des
peuples neufs !
Certainement, il y a de tout cela dans le tableau de M. Horace Vernet ; rien
n’y manque, pas même les deux petites gazelles familières qui s’enfuient
épouvantées de ce tintamarre ; pas même la vieille négresse idiote, ne
comprenant rien à ce qui se passe, et continuant à jouer, au milieu de la
fusillade, avec une écorce de pastèque enfilée dans un roseau. Les croupes
des chevaux sont satinées et reluisent sous leur pommelage bleuâtre ; les
femmes tendent leurs beaux bras tatoués d’azur et chargés de bracelets, ou
serrent leurs enfans qui crient sur leur gorge ensanglantée. — Les Arabes
ont bien le burnou blanc qui leur donne l’air de fantômes, et les longs
fusils historiés de corail ; — mais le désordre, la furie, le poudroiement
lumineux, la brume ardente de la bataille, le pinceau qui s’écrase sur une
veste raide de broderie ou sur une rugosité de terrain, le caprice féroce qui
creuse et élargit les blessures à plaisir, tout ce qui naît d’un choc imprévu
de couleurs dans la fièvre de l’exécution, tous ces beaux hasards que les
grands maitres savent seuls conserver, vous le chercheriez en vain dans la
Prise de la Smala.
Une touche nette, propre, sûre comme un paraphe, frappe chaque détail, et
donne à l’ensemble un air ciré, brossé, une apparence de tôle vernie ou de
papier peint désagréable à l’oeil. — Les corps sont minces et sans
épaisseur, et les accessoires traités trop uniformément. — Le même ton
qui sert à colorer le teint bazané d’un Bédouin s’étale aux flancs d’une
cruche d’argile sans différence de valeur appréciable.
Nous ferons encore un reproche à M. Horace Vernet : c’est de n’avoir pas
pris son sujet assez au sérieux. — Plusieurs de ces figures sont
évidemment tracées avec une intention grotesque, enlaidies ou
grimaçantes à dessein ; certains de ses Arabes sont plus laids que des
Prussiens ou des Kalmoucks du Cirque-Olympique. La peur est exprimée
sur leurs traits d’une façon qui frise la charge ; il faut laisser cela aux
caricaturistes de profession. — Nous avons vaincu les Arabes, — c’est
glorieux pour nous, — mais en fait de beauté, de tournure et de caractère,
nous sommes beaucoup au-dessous d’eux.
Nous sommes étonné qu’un peintre ne se soit pas senti ému de plus de
commisération pour ces belles figures, ces nobles draperies, ces armes
richement ciselées, tout ce monde splendide et patriarchal à la fois,
capitale errante de ce barbare aux sourcils noirs, aux yeux bleus, qui, assis
sur un tapis de feutre, et tenant l’orteil de son petit pied dans sa main
délicate et blanche déjoue depuis tant d’années l’habileté de la vieille
civilisation européenne !
De si beaux ennemis doivent être peints avec gravité et respect. — Il n’y a
rien de gai d’ailleurs dans cette irruption soudaine et violente d’un escadron
 de cavalerie au milieu d’un camp rempli de femmes, d’enfans et
de vieillards ! — Tuons les Arabes, puisque nous sommes en guerre avec
eux, mais ne les peignons pas faisant pour mourir des grimaces de
Bobèche ; ils défendent leur religion et leur patrie, et ceux qui tombent
sous nos balles voient déjà de leurs yeux voilés de sang s’entr’ouvrir le
paradis de Mahomet avec les trois cercles de houris bleues, vertes et
rouges, car ce sont des saints et des martyrs.
M. Horace Vernet n’a pas besoin, pour réussir, de cet appel de mauvais
goût à la popularité ; qu’il se contente d’écrire sur la toile, d’un style vif,
exact et dégagé, l’histoire des hauts faits de notre jeune armée d’Afrique.
Ce gigantesque travail n’a pas empêché M. Horace Vernet de trouver
encore du loisir pour peindre deux portraits : celui de M. le comte Molé en
costume de grand-juge, ministre de la justice, et celui du frère Philippe,
supérieur-général de l’institut des écoles chrétiennes. Personne n’a poussé
plus loin la faculté de l’improvisation pittoresque.
Ce qu’il y a de particulier dans les natures de ce genre, c’est que ces
oeuvres, faites si rapidement, ne portent aucune trace de précipitation. Elles
donnent ce qu’elles ont tout de suite et d’un seul coup. Accordez six mois
pour la figure achevée en six jours, elle n’en sera pas meilleure et peut-être
elle sera pire. (…)



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