mercredi 8 mars 2017

La tournée du facteur Mireur (1/5)



                                                          Récit par Jean-Pierre ORCIER
                                                   
       Illustrations JFG 

Il remontait la côte du Bardandel, le pas traînant, le dos courbé, suant à grosses gouttes et soufflant comme la forge du vieux Dalius. « Noum dé pas Dioù ! ( NDLR: les traductions  du provençal vers le français sont placées en fin de chapitre)  L’est toujours aussi raide, celle-là ! », pesta-t-il pour lui-même, entre deux halètements rauques. Arrivé sur le replat des Campestres, Léon Mireur, facteur à pied de son état, s’accorda une courte pause, respira à longues goulées poussives, histoire de calmer son palpitant et le flux de sang sur ses joues couperosées. Puis, il ajusta d’un brusque sursaut vacillant sa vieille sacoche de cuir par-dessus son épaule avant de reprendre d’un pas guère plus vaillant sa besogne journalière qui tirait sur sa fin.
Lui, le semeur de joie, le porteur de chagrin, le messager d’espoir, le coltineur de détresse, voilà plus de quarante ans qu’il usait ses souliers à distribuer le courrier au petit bonheur de sa tournée. Quelle tournée ! Depuis le village, une trotte de forçat de plus de trente kilomètres selon les jours, des Collets à l’Aubarède, de Saint Jean à Beauregard, sur les drailles et les chemins muletiers, avec une charge aussi pesante à l’aller qu’au retour, dans les bourrasques glacées de l’hiver comme sous la brûlure cuisante de l’été ! Pas une sinécure ce métier, un vrai sacerdoce, croyez-le, quand on y met du cœur comme Léon savait le faire. Sans compter, la part secrète du boulot car le facteur, à son habitude, commençait très tôt sa journée dans l’arrière-salle discrète du bureau des Postes. Dès l’aube, les lettres serrées en vrac par un large bracelet élastique l’attendaient pour être triées selon un cheminement logique, un calcul sans détours ni louvoiements. Debout face à une série de casiers, Léon qui connaissait de mémoire les domiciles de toutes les familles opérait à toute vitesse, usant de gestes presque mécaniques que lui conféraient des années de pratique et attribuant à chacune des missives une direction précise qu’assurait infailliblement chaque case. Il combinait ensuite son parcours suivant un ordre rituel de distribution, rangeant minutieusement des paquets de lettres dans une sacoche qui gonflait à vue d’œil selon les humeurs des saisons. S’ajoutaient bien quelques petits colis, mandats, recommandés, journaux et autres paperasses pour compléter le tout. Bon pied, bon œil de si bon matin, lesté plus qu’à souhait, il filait alors vers les campagnes en sifflotant, au service des habitants des quartiers éloignés. C’était son quotidien ordinaire, six jours de la semaine. L’Administration compatissante avait proposé en vain une bicyclette, mais les côtes trop pentues et les chemins trop pierreux rendaient l’initiative périlleuse. Avec raison, le facteur préférait l’allure chaloupée de sa démarche même si la sureté de son pas déclinait au fil du temps. Au moins, il rêvait

en marchant dans les rudes descentes ou les âpres raidillons, vu que les plats sont bien rares dans la commune. Cependant, il conservait la foi, il aimait ce métier, les gens qui l’attendaient, les saisons qui défilaient, le parfum de miel des genêts éclatants d’or le long des calades, les jolis trilles de la grive en maraude sur les restanques d’oliviers, les troupeaux de moutons en vadrouille sous la surveillance mordante des chiens de berger. Son apparition imprévue saluée par quelques aboiements de principe annonçait le répit bienfaisant, la relâche qui interrompt providentiellement les durs travaux dans les bancau. Alors, le paysan en sueur posait sa faucille, arrêtait le mulet, négligeait ses olives ; sa femme en tablier ne donnait plus aux poules, oubliait le dîner sur le feu, lâchait l’aiguille de son ouvrage. Tous se recampaient autour du facteur et de son imposante sacoche - une sorte de loterie ambulante -, à l’ombre du tilleul centenaire odorant ou devant les braises rougeoyantes de l’âtre. De bastide opulente en bastidon isolé, sa main de postier délivrait des lettres mais son âme partageait de l’humanité. Un pli parfumé égayait son trajet, une lettre au liseré noir plombait son élan. Instant complice, il souriait aux yeux baissés, aux joues rosies d’une damisello en fleur qui n’osait saisir sur l’instant un message d’amour et qui se sauvait bien vite, une fois en main, pour s’en délecter à l’abri des regards amusés. Des secrets des gens, il était le gardien assermenté et c’est sa poignée de main qui parlait le mieux lorsque son oreille bienveillante glanait peines et regrets. Fichu métier quand il fait sonner le glas ! Postier, oiseau de malheur, pourquoi viens-tu ? Tu peux râler à chaque pas qui alourdit ton sac, mais tu es là, tu ne peux te défiler.

« Noum dé pas Dioù ! »  : «  Nom de pas Dieu ! » (juron pour éviter d’être blasphématoire)
bancau : plate-bande de terre soutenue par une restanque ; se recampaient : se rassemblaient
damisello : demoiselle




Suite dès demain matin où nous verrons notre homme de lettre poursuivre sa tournée.

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