Semés sur sa route, les enfants de Bacbuc, « la noble pontife », lui offraient généreusement à trinquer pour remplir son âme de toute vérité bachique, plus prosaïquement à lever le coude afin de se réchauffer le cœur de la froide morosité de l’hiver ou de se désaltérer les idées de la sécheresse des chemins écrasés de soleil estival. Par malheur, ces attentions affables, renouvelées quasi de foyer en foyer et au fil des années, avaient scellé le destin de Léon à son insu, mais il faut l’avouer, de son plein gré. A petites doses répétées et variées, le facteur, jamai empega, avait fini presque imperceptiblement par célébrer les mystères de la dive bouteille, à converser avec son cortège de fabrications aromatiques artisanales, à succomber à leurs charmes euphorisants qui font briller les prunelles, rendent loquace et partir de rires contagieux. Bref, en un mot comme en cent, à trop suivre l’exhortation de l’oracle rabelaisien, Léon Mireur était un alcoolique qui s’ignorait, non un ivrogne plus proche de vint que de quaranto dans ses errances. Avec volupté, ses lèvres goulues buvaient le vin ; débordant d’estrambord, son cœur immense buvait l’amour tandis que son corps robuste résistait vaille que vaille à la décrépitude. Momentanément ! Il faut vous dire que la marche, longue, quotidienne et ardue, était, à l’évidence, la planche de salut du facteur pris au piège de la boisson. Léon se dépensait, Léon transpirait, Léon soufflait, Léon brûlait sa dose en cheminant. Cet antidote puissant était à la mesure du poison qui circulait dans ses veines au point de ne rien déplorer d’exotique ni dans la dégaine ni dans le verbe de ce personnage haut en couleur, bien au contraire. Aussi, à l’approche d’une retraite bien méritée, son teint rougeaud et un léger tremblement de sa main affichaient moins les symptômes visibles de la dépendance que les signes d’efforts physiques marquants pour un homme plus tout jeune, lors de ses courses champêtres mouvementées.
A cette heure, Léon clopinait sur la route qui s’était aplanie trompeusement avant de grimper à l’assaut du village perché. Il était en nage car le soleil au zénith prenait un malin plaisir à darder ses rayons enflammés sur sa casquette réglementaire. Valet du faible qui le tenaillait sournoisement, le facteur s’était abreuvé à maintes reprises déjà, l’occasion faisant le larron. Néanmoins son gosier, sec et pâteux, réclamait derechef sa créance ordinaire. Léon avait toujours soif. Ça tombait bien, il avait fort justement une lettre pour une campagne toute proche, chez un coulègo de la classe, tout célibataire comme lui et bien enclin à lever le verre à la santé de la compagnie. Il bifurqua alors sur un chemin de terre barré par une chienne efflanquée qui semblait comme morte, affalée de tout son long à même le sol. L’animal, impassible malgré l’arrivée de l’intrus en uniforme, ne daigna pas se déplacer d’un pouce ni même agiter pour la forme une queue amicale. Léon, familier de la bête, la contourna, ne souhaitant à aucun prix briser un rêve canin peuplé d’os à ronger ou de chats à poursuivre. A son approche, la modeste bâtisse à unique pan de toiture émergea dans une gloire de lumière qu’un badigeon de chaux accentuait encore. Sa porte ciselée par les ans espérait de la visite pour rompre la monotonie de son existence et s’ouvrait en grand sur une bouche toute noire, signifiant par-là que l’habitant errait dans les parages, occupé à quelque tâche quotidienne. Le temps semblait suspendu dans ce havre serein qu’une vieille treille fantasque s’escrimait à ombrager. Par intervalles, seul, un chant de coq lointain interrompait son silence rustique. En vagues légères, un parfum fleuri de tilleul flottait dans la tiédeur de l’air apportant un regain de printemps dépassé, la touche de gaieté des beaux jours. Sans cogner à l’huis, Léon interrogea de sa voix enrouée :
- « Oh, Maurice, siés aqui ? » Comme le bourdonnement continu des butineuses en quête de nectar lui répondait, il ajouta plus fort, avec une impatience feinte : « Dins aquelo turno, i’a degun ? »
Sortant d’une haute haie de lilas où il venait de chanja l’aigo dis’oulivo, Degun mal connu des estrangié, alias le prénommé Maurice, se décida à répondre tout en s’embraillant en vitesse :
- « Eh vouais, facteur ! J’arrive ! T’énerve pas, pas la peine de crier, suis pas sourd ! »
jamai empega : jamais ivre
plus proche de vint que de quaranto : à la démarche titubante (plus près de vin(gt) que de quarante)
estrambord : enthousiasme, générosité ; coulègo : collègue, c’est-à-dire un copain
siés aqui ? : tu es là ? ; dins aquelo turno, i’a degun ? : dans cette masure, il y a personne ? Pour les non provençaux, Degun est souvent un patronyme ; chanja l’aigo dis’oulivo : changer l’eau aux olives (pisser) ; estrangié : étrangers au pays ; vouais : oui, ouais
Suite dès demain matin où nous verrons que pour être facteur on n'en est pas moins facétieux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire