dimanche 12 mars 2017

La tournée du facteur Mireur (5/5)

Se sentant pris en faute comme un écolier sous le regard soupçonneux du maître, Maurice, bredouillant d’abord quelques paroles d’innocente incompréhension, finit par s’indigner ouvertement :
- « Jamai de la vido ! Que Dieu me garde des bonnes femmes et de leurs caprices ! Et puis, il se peut que tu fasses ma bonne fortune…mais ma bonne fortune te fait une belle jambe ! »
Devant la mine outrée du réfractaire à la noce, le facteur qui ne pouvait contenir un rire moqueur plus longtemps se fit conciliant :
- « Ne te fâche pas ! Si on peut plus blaguer entre amis !, puis il ordonna : Eh, alors ! Tu l’ouvres ou tu l’ouvres pas, cette lettre ? Une fée ensoleille tes nuits de Chine (il se mit à chantonner), nuits câlines, nuits d’amour… que tu fréquentes depuis peu dans ta cambrousse, mon tripassu ! »
Comme le supposé soupirant n’avait pas la comprenure très vive, l’estafette du cœur dut mettre rondement les points sur les i :
- « Ta calignaïre du soir, moderne et lumineuse, pendue au bout de son fil, qui a envoyé aux oubliettes ta lampe à pétrole…
- Ah ! C’est le courant, pardi ! comprit enfin le nouvel abonné en découvrant, soulagé, sa première facture. Puis, secouant la tête, il avertit : « Qué couilloti ! J’ai une favouille dans la cabucello qui me ronge le jugement, pas possible ! Et toi qui en remets une couche pour rigoler, marrit facteur ! »
Détournant la conversation pour faire oublier ses taquineries, Léon trouva spontanément un terrain d’entente unanime
- Allez maï, Momo ! Remets-nous en un ! Pas plus haut que le bord ! »
Bonne pâte, Maurice qui n’était pas fâché pour un sou s’exécuta avec empressement pour célébrer  ce moment d’affection enthousiaste entre deux vieux copains. D’humeur guillerette, l’œil brillant, les lèvres humides, ils trinquèrent de nouveau à l’amitié en choquant leur verre bien haut. 
- « Pour la route alors ! Santé, collègue ! On va pas se niasquer coume dis estrasso, on sait se tenir, nous autres. Au fait, c’est bientôt la quille pour toi ? Tous des veinards, ces fonctionnaires !
- Sûr, finis les P T T ! Adieu la sacoche et la casquette et… les lettres. J’en ai données plus que le Pape peut bénir de pèlerins ! Après mes congés, le mois prochain, je prends ma retraite. A moi la belle vie ! » Sifflant la dernière goutte de son verre, le futur pensionné se leva, tout égayé, avec néanmoins le soutien inévitable de la table car ses jambes flageolaient quelque peu. Alors, pour son hospitalité bon enfant, il congratula la troupe bien mince face à lui (à moins qu’il ne vît double) en soulevant cérémonieusement sa casquette au-dessus de sa tête (geste qui laissait découvrir un crâne dégarni tout blanc sur une figure colorée). « Bon, c’est pas tout, mais je suis pas rendu. » Après une tentative infructueuse, il finit par saisir sa sacoche avachie au pied de la table, lança un « adessias » sonore suivi d’un « sans rancune, moun garri » à toute la maisonnée, après quoi il tourna les talons vers la sortie en se cognant au chambranle de la porte. Maurice, rasséréné sur son état de célibataire endurci, mit un point d’honneur à raccompagner son blagueur de camarade jusqu’à la route. Chemin faisant, le démarrage étant un brin vasouillard, les deux compères légèrement gris s’épaulaient mutuellement quand, soudain, un aboiement d’alerte troubla la sérénité ambiante et interrompit leur branle. Les yeux exorbités, la gueule pointée vers le ciel, la chienne qui s’était dressée sur ses longues pattes laissant entrevoir des côtes d’animal famélique donnait de la voix : un hurlement rauque, long et modulé qui appelait à la mort.
- « Tiens, tu es bien gardé, toi ! Ta Lola, elle se manifeste après la bataille » fit Léon, goguenard. Pourtant, le brave facteur se fit grave instantanément car cet aboiement lugubre résonnait à ses oreilles, dans un second temps, comme un chant funèbre prémonitoire, une nénie d’adieux éternels, le présage d’un morne cortège.
Ignorant la saute d’humeur étrange de son compagnon, Maurice se lança alors dans des explications inutiles.
- « Pécaïre ! Elle se fait vieille et sourde comme un pot ! Je sais même pas si elle y voit encore ; un de ces quatre, un bon coup de fusil… »
A la croisée des chemins, les deux amis se saluèrent une dernière fois d’une grosse bourrade chaleureuse. Puis, mis en train, Léon reprit sa route, solitaire et perplexe, pour regagner le village. Il ne devait revoir ni la chienne Lola ni son maître.


Quelques semaines plus tard, le facteur fêta comme il se doit son départ à la retraite dans le petit bureau des Postes de la place du Centre. Puis, bien décidé à savourer sa récente liberté, il passa un temps à Draguignan, chez une sœur, entouré de sa famille. Cependant, la joie des retrouvailles et du séjour dans la « capitale »* fut de courte durée malgré la franche affection de ses proches. De fait, un trouble, une sorte de vertige répétitif, s’insinua insensiblement dans son esprit au fil des jours. En sut-il les raisons à la longue ? Turbulences de la ville ? Grouillement de la foule anonyme dans les allées ? Morgue des regards ? Ce mal-être n’était-il pas plus profond, plus intérieur ? Avec certitude, l’occupation à rien le rendit oisif et taciturne, l’absence d’élan le fit casanier et mollasson, tout ce qu’il n’était pas auparavant. Plus gravement, la futilité de sa présente existence l’ébranla sans préavis véritable au point de lui ronger les sangs durant de longs moments de solitude et l’accula à taquiner encore davantage la bouteille. Cette pensée angoissante pour un homme en rupture de rythme se mua vivement en obsession perpétuelle. « Siéu un brancàssi ! » ressassait-il sans s’accorder la moindre indulgence, se murant dans un vide absolu. Cafardeux, impatient de renouer avec son univers monsois, Léon rentra sans délai dans l’espoir que l’air du pays lui embaumerait de nouveau le cœur. Certes au début, il trouva à se divertir durant quelques parties de pétanque animées, mais celles-ci s’achevaient immanquablement au bar en compagnie de trop joyeux drilles. Brève rémission ! Puis, l’ennui fut prompt à tarauder sa tête, l’immobilité à engourdir son corps, l’isolement à glacer son envie. Trop brutalement, la perte définitive d’habitudes journalières, la disparition irréversible de repères familiers et l’absence subite de liens tissés durant toute une carrière créaient un abîme insondable dans lequel l’ancien postier bascula irrésistiblement. Le bon vieux temps disparu léguait le néant au présent vaincu et l’horizon si peu rêvé n’était malheureusement pas plus rempli. Léon ne marchait plus, mais il buvait toujours. L’équilibre de sa vie était rompu. Finalement, il se lassa des boules, se perdit entièrement dans une torpeur profonde entrecoupée par saccades de vociférations grotesques. Plusieurs fois par jour, ses sorties tapageuses ou mornes, selon son état, le guidaient invariablement au bistrot de la place, face à la Poste, pour picoler, non plus du vin ordinaire, mais des apéritifs anisés et des alcools forts. Puis, tard dans la nuit, la fermeture le chassait du comptoir où il se cramponnait minablement. Sommé de rentrer chez lui, Léon, fin rond à dégueuler sous le porche voisin, traînait alors l’ombre de lui-même sous les réverbères lugubres de sa misère. Sans doute, la vieille Parque, l’Inévitable, effilochait perfidement la laine de sa destinée. En un rien de temps, tout son être se métamorphosa, il devint sinistre et irritable, menaçant, à chaque contrariété et en pleine confusion, de débarrasser le plancher en se jetant du Baou Gros. Aux « Léon, tu bois trop ! », paroles maladroites de compagnons d’infortune ou de bonnes âmes, il répondait avec colère « Pas plus que toi ! Teisa te, banasto ! », afin de banaliser son ébriété patentée et de minimiser le rouge de sa honte. Le spectacle de sa déchéance physique effrayait plus encore. D’abord, cette démarche titubante qui ne trouvait rebond que grâce à l’étroitesse des ruelles, puis ce corps tout bouffi aux gestes incontrôlés, cette trogne aussi qui virait du rouge au violet, ces yeux hébétés d’ibrougno à faire peur, enfin cette bouche édentée qui baragouinait à la terre entière. Bien malin qui reconnaissait l’aimable facteur, rieur et dévoué, dans cette loque humaine anéantie par les idées noires de la boisson. Au bout de trois mois à ce régime, il tomba gravement malade. Six mois après sa mise à la retraite, Léon, le facteur des campagnes mourut dans d’atroces souffrances. Sa dernière tournée, la seule affligeante, le conduisit, accompagné de tous les monsois, dans le petit cimetière du village qui affiche sur son fronton ce message en forme d’avertissement : « Nous avons été ce que vous êtes et vous serez ce que nous sommes. »
                                                                
* Draguignan a été la Préfecture du Var jusqu’en 1974

« Jamai de la vido ! » : « Jamais de la vie ! »
tripassu : gros, qui a des tripes; calignaïre : amoureuse, amoureux
Qué couilloti ! : Quel petit couillon ! ; cabucello : le couvercle, c’est-à-dire j’ai un crabe dans la tête
marrit : mauvais; maï : encore, de nouveau
se niasquer comme dis estrasso : s’enivrer comme des chiffons ; adessias : adieu
moun garri : mon gros rat (désigne affectueusement un petit garçon)
Pécaïre : peuchère, hélas
Siéu un brancàssi ! : « Je suis une broque, un bon à rien ! »
Teisa te, banasto ! : Tais-toi, ignare, balourd !
ibrougno : ivrogne



Votre avis nous intéresse. N'hésitez pas à dire, si vous avez aimé, un peu beaucoup ou pas du tout ! utilisez pour cela la zone "commentaire" ou bien l'adresse mail d'ALPHA : alphalonde@gmail.com


 

1 commentaire:

  1. Bravo et merci Jean-Pierre, une histoire bien de chez nous, on en redemande!

    RépondreSupprimer