vendredi 7 juillet 2017

Les Tataragnes 5/5



                                                            Récit par Jean- Pierre ORCIER


                                                                                              Illustration JFG







Où le lecteur pourra se conforter dans son impression que si tous n'en souffraient pas tous étaient atteints et constatera que le jeunesse n'a qu'à bien se tenir.







Des bavardages en chapelets, un livre entier n’y suffirait sans doute pas. Sur une « qui travaille comme les femmes de Toulon », briquant le milieu d’une pièce mais négligeant les coins. Sur une autre qui « a quaucarèn pèr s’asseta » vu son tafanàri large comme la moitié d’une ruelle. Sur le fils de l’épicier, un « tavan merdassié » qui harcèle les fillettes à les faire devenir chèvres et leur tire les cheveux, tout en montrant une langue de trois pans de long. Sur ce pauvre facteur en retraite « qui tombe de caroube en silence à force de picoler comme un Polonais », (même si son sens a été compris, la phrase est restée néanmoins mystérieuse même pour la pipelette qui l’a sortie, sans doute a-t-elle voulu dire tomber de Charybde en Scylla). Sur les quatre frères Ponel, grands bâtisseurs de leur métier, « qui se font livrer autant de pinard que le bar de Maurice à la quinzaine, qui ont inventé le Ponel étalon, l’unité de mesure légale de leur alcoolisme en vigueur au pays, tellement supérieur qu’il n’existe que des sous-multiples, le demi-Ponel, le quart de Ponel…qui ont viré un pauvre manœuvre pour motif d’ivrognerie (il buvait de la bière, un sacrilège !), l’hôpital se foutant de la charité, et on comprend pourquoi il y a rien de droit ou d’équerre au village, les murs, les rues et les places ». Sur ce brave Noël, joueur à l’occasion de « fouteballe », « qui a les jambes tellement arquées que, même les pieds joints, le ballon lui est passé à travers, à sa grande surprise ». Sur l’instituteur, « frais et moulé » (à la louche) de l’Ecole Normale de Draguignan, comme disent savamment ces prodiges de la parlote. « Un jeune maître qui fait classe dans la colline tous les après-midi, qui entraîne ses élèves à ramasser mille cochonneries, qui les fait se mascarer d’encre avec son imprimerie ou pire qui leur donne la parole par-dessus le marché ; le monde à l’envers ! Tout ça pour suivre une méthode freinée* ; alors comment voulez-vous qu’ils avancent, ces petits ? » Sur le châtelain, « un renaire que peto plus aut que soun cuou ». Sur le Maire « qu’es pas un Fènis et qui ferait bien de faire venir grande eau aux robinets, aux lavoirs et aux fontaines… »



Sans vergogne, les Tataragnes se repaissent des travers fondés ou imaginaires, amplifiés et déformés, de leurs semblables et, par-dessus tout, elles n’affichent pas un amour indulgent pour la jeunesse qui le leur rend bien. Loin de là !


a quaucarèn pèr s’asseta : qui a quelque chose pour s’asseoir ; tafanàri : gros fessier
tavan merdassié : une mouche à merde (au figuré, un emmerdeur)
se mascarer : du provençal mascara, se noircir, se barbouiller
renaire que peto plus aut que soun cuou : un râleur, un grognon qui pète plus haut que son cul, qui est prétentieux ; qu’es pas un Fènis : qui n’est pas un phénix 


*La célèbre pédagogie Freinet




La conversation suivante nous renseigne sur cette querelle des Anciennes et des jouine, naturellement Modernes, un conflit de générations où la bêtise n’épargne personne et surtout pas les prétendues adultes.

- « Et ces jeunes, vous les avez entendus faire la sarabande dans les rues à point d’heure ?
- Ça m’a réveillée cette nuit, j’étais dans mon premier sommeil, un raffut de tous les diables ! 
- Ils criaient « Sauti ! Sauti ! » et chantaient à tue-tête comme pour la fête du 15 Août « La trueio a fa un porquet…n’a fa un, n’a fa dous, n’a fa tres ! »
- Lorsque j’ai ouvert mon volet discrètement, vous me connaissez, ils sautillaient en se tenant par la main sous les fenêtres d’une fille, une jeune dévergondée, pour qu’elle descende les rejoindre. Après, ils ont filé en dansant une folle farandole !
- « C’est un monde, un boucan pareil ! Allez faire du bruit ailleurs, petits voyous ! » j’ai râlé en balançant un pichet d’eau de ma fenêtre pour refroidir leurs ardeurs ! Alors là, ils se sont déchaînés, m’ont jetée comme du poisson pourri et pour finir, ils ont entonné « Dins Paris i’a une vièio, ouai ! Qu’a mai de quatre-vingts an, ran-tan-plan, la vièio », tout ça pour me narguer ! Vous vous rendez compte, ces merdeux !
- De notre temps, on les élevait autrement, les gosses !
- Et ce matin, avalanche en tournant la clef ! Ils avaient carrément barricadé ma porte d’entrée avec un monticule de cagettes vides qui se sont écroulées sous mon nez à la moindre poussée.
- Celles que Jeannot entrepose dans l’impasse juste à côté de son épicerie !
- Des tours de couillons, vous dis-je !
- Sabes, di destrùssi !
- Moi, c’était un peu avant midi, en soulevant le couvercle de ma pignato, j’ai eu une drôle de surprise ! Vous savez que je n’ai pas de cave fraîche et encore moins de frigo, alors mon gros reste de gigot de dimanche était resté pour la nuit sur le rebord de la fenêtre comme nos mères et nos grands-mères ont toujours fait pour conserver leur fricot. Eh bien ! Bernique ! Plus qu’un fond de pommes de terre ! Disparu l’agneau ! Lui aussi, il a sauté ! Ça, c’est un coup des jeunes, j’en mettrai ma main à couper !
- Je me demande bien ce qu’on leur a fait ? J’irai me plaindre au Maire, sans faute ! »
Conséquence fâcheuse également, il arrive parfois qu’une de ces sournoises, isolée de ses semblables, soit prise au pillage à son tour, subisse ouvertement des quolibets vengeurs qu’elle a elle-même suscités.
 
C’était lors d’une soirée du cinéma ambulant, en plein air sur la placette de la Rouguière. Les spectateurs avaient installé leurs chaises, les enfants aux premiers rangs, les parents à leur suite derrière, les jouvènt en bande au fond. Marius, aux commandes de son projecteur, passait en préambule quelques bons Bugs Bunny, histoire de calmer l’impatience des petits tandis que sa femme encaissait les sous de la séance, une lampe de poche à la main, une sacoche en bandoulière. Dans l’attente du grand film, parmi leurs copains, deux frottadous aux p’tits gueules bien sympathiques passaient du bon temps à s’bécoter goulûment comme font les jeunes gens en s’foutant pas mal du regard oblique… comme dit la chanson. Evidemment, il fallait bien qu’une commère patentée s’offusquât de cette atteinte aux bonnes mœurs en public. Pour tout dire, cette belle âme drapée dans son bon droit arborait également une poitrine phénoménale qui, malgré des soutiens à la hauteur, avait tendance à des ballottements impressionnants, selon la brusquerie de ses mouvements.

jouine : jeunes
La trueio a fa un porquet…n’a fa un, n’a fa dous, n’a fa tres ! : La truie a fait un porcelet…elle en a fait un, puis deux, puis trois ! (chanson populaire qui débutait la fête)
Dins Paris i’a une vièio, ouai ! Qu’a mai de quatre-vingts an, ran-tan-plan, la vièio ! : A Paris, il y a une vieille, oui ! Qui a plus de quatre-vingts ans, ran-tan-plan, la vieille ! (chanson traditionnelle)
Sabes, di destrùssi !  : Savez-vous, des démons ! ; pignato : marmite
jouvènt : adolescents ; frottadous : les amoureux 

Tout en secouant la tête pour afficher son indignation, elle se retourna un peu trop à la hâte vers la jeunette rougissante, lâcha vertement cette parole acide autant que maladroite et deux ou trois postillons rageurs, en même temps que son plantureux balcon s’ébranlait en tous sens :
- « Si c’est pas malheureux de voir ça ! Petite dévergondée ! Honte à toi ! Embrasser à bouche que veux-tu et devant tout le monde ! Tu ferais mieux de regarder les dessins animés ! »
Un des garçons, un peu rondelet, se leva aussitôt, se pencha exagérément en arrière pour copier la posture de la dame déséquilibrée par sa lourde devanture et se dandina afin de singer le balancement de ses mamelles. En même temps, il s’écria avec toute la fougue de sa jeunesse :
- « Oh, oui ! Quelle joie, des seins animés ! Encore ! Encore ! »
La rigolade n’était plus devant, sur l’écran, mais bien au dernier rang. La Tataragne en avait pris pour son grade face à la troupe hilare. La lumière s’éteignit ; Angélique, Marquise des anges entrait en scène.


                                                                                                   ***

Gamin, tu peux passer vingt fois dans la journée devant les Tataragnes, leur adresser vingt fois un salut jovial ou un bonjour sincère et, à la vingt et unième, les ignorer innocemment, sans penser à mal. Eh bien, ton père saura, le soir même, que tu es un enfant mal élevé qui n’a jamais appris la politesse !

Les Tataragnes se sont tues les unes après les autres depuis longtemps ; leurs fauteuils tout froids ne sont plus dépliés désormais, leurs langues ne salivent plus de méchancetés, leurs jacasseries incessantes se sont envolées au gré des vents. Au village qui se meurt à petit feu, c’est un peu triste au fond. Cependant, en vous promenant du côté du cimetière, vous entendrez peut-être quelques voix sépulcrales chuchoter cette conversation sans fin :

- « Mes commères, badez un peu la tombe de l’allée d’en face ! Avec la croix qui penche sur le côté et la plaque de guingois !
- Celle qui voit jamais la couleur d’un chrysanthème, ni même d’un bouquet de violettes ?
- Une qui est mascarée de taches de moisissure et de cagagno d’oiseau ?
- Oui, pleine de poussiérasse à faire peur à l’escoubo du cantonnier !
- Si c’est pas un monde, un abandon pareil !
- Une fois qu’ils ont hérité, tè ! Passe muscade ! 
- Dieu merci ! c’est pas à nous que ça arriverait ! »


Les Tataragnes sont mortes, pas si sûr ! Bon Saint Pierre, elles t’en feront voir de toutes les couleurs !

mascarée : de mascara : noircie
cagagno : crottes, fientes
poussiérasse : poussière, détritus (le suffixe asse est péjoratif)
escoubo : balai
tè ! : tiens !









 










































Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire